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Par Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot

Trente ans après la parution du célèbre manuel de « sociologie d’opposition » de Jean Ziegler « Retournez les  fusils », on peut espérer qu’il est encore  aujourd’hui possible de faire de la sociologie tout en assumant franchement et sans complexe sa fonction de dévoilement et de dénonciation des dysfonctionnements sociaux qui sont autant de violences faites aux groupes les plus fragiles de la société. Si pour de nombreux sociologues en chambre, la sociologie s’est bien rangée dans la fade analyse des nouvelles structures du capitalisme postindustriel, heureusement que ce n’est pas le cas pour tous. En tout cas, avec les Pinçon-Charlot, la sociologie est redevenue ce qu’elle n’aurait jamais perdu de vue: un sport de combat.

Dans son dernier ouvrage, La violence des riches (éd. Zones), le couple de sociologues déambulateurs décortique «la mécanique de domination» s’exerçant depuis le haut de l’échelle sociale. Une violence économique et symbolique que les auteurs jugent redoublée par la crise, et dont les terrains sont l’usine comme la ville, la rue comme le petit écran. Sans oublier les mots utilisés par l’adversaire comme la « guerre de classes » qui cessent ici d’être des concepts tabous pour retrouver une nouvelle jeunesse conceptuelle fraîche et impertinente. Nous reproduisons ci-dessous l’entretien qu’ils ont accordé au quotidien Libération au lendemain de la publication d’un ouvrage qui mérite d’être lu et diffusé largement.

Après vos précédents travaux sur le «président des riches» et les territoires des riches, pourquoi écrire sur leur «violence» ?

Monique Pinçon-Charlot : Parce que la violence dans les rapports sociaux s’est beaucoup aggravée avec cette nouvelle phase du capitalisme, le néolibéralisme, dans laquelle la finance prend le pas sur la politique. Les sphères publiques et privées s’intègrent de plus en plus. Nous analysons cette violence sous toutes ses formes : violence économique, qui met au chômage des millions de Français ; violence idéologique, avec les experts médiatiques en tous genres qui nous assomment de chiffres et de prévisions auxquelles on ne comprend rien.

L’effet sur les gens est désarmant. Le sentiment dominant est que les marchés commandent, que les agences de notation sont souveraines, que tout cela est naturel et que l’on n’y peut rien. L’idée même de changement n’est plus pensable.

Vous évoquez le concept de «violence symbolique». De quoi s’agit-il ? 

Monique Pinçon-Charlot : Il s’agit d’une timidité sociale, d’une forme de honte, qui empêche d’aller voir le haut de la société. Elle n’est pas matérielle, mais elle est très importante.

Michel Pinçon : C’est remarquable avenue Montaigne, près des Champs-Elysées. Vous y trouvez des magasins de haute couture. Un jour, dans le quartier, nous avons vu un couple regarder une vitrine. Il s’agissait d’enseignants de Nantes en voyage de noces. La femme dit adorer les beaux vêtements. On lui propose d’entrer, elle rougit : «Non, non, j’aimerais bien, mais je ne peux pas.» Elle avait une trouille bleue de se retrouver dans cet endroit qui n’est «pas pour elle».

Les «riches» dont vous parlez forment-ils un ensemble social cohérent ?

Michel Pinçon : Il s’agit bien d’une classe sociale dont les membres sont conscients de leur appartenance. Ils se regroupent notamment dans les grandes cercles comme l’Union interalliée ou le Jockey Club. L’une de leurs techniques est la cooptation : ils savent très bien qui appartient au groupe ou non. Le facteur décisif n’est pas d’avoir de l’argent, mais d’y avoir sa place «naturellement», parce que l’on vient d’une famille dont c’est l’univers.

Comment expliquer le consentement social à la situation que vous décrivez ? 

Michel Pinçon : L’expérience récente est très négative pour les classes défavorisées. Après deux années d’avancées sensibles, Mitterrand avait déjà fait le choix de la rigueur en 1983. Les socialistes ont alors joué un grand rôle dans le basculement vers le néolibéralisme, avec des ministres tels que Pierre Bérégovoy. Hollande, quant à lui, n’a même pas attendu avant d’entamer sa reculade.

Monique Pinçon-Charlot : La charge des dominants est tellement lourde qu’elle entraîne un mélange paradoxal de consentement et de non-acceptation. Ce sentiment est appuyé par la stigmatisation des catégories populaires, décrites en ennemi intérieur : les pauvres seraient assistés, fraudeurs, trop chers… Bref, ils auraient tout faux. Et leurs porte-parole sont systématiquement taxés de «populisme». Assez des flagorneries vis-à-vis des riches, sans jamais dire l’origine de leur fortune ! Nous renvoyons donc la balle en parlant du «bourgeoisisme» du Figaro, du «richisme» des chroniqueurs de Bourse, de l’«oligarchisme» du Who’s Who.

Quel est le rôle du langage dans cette situation ?

Monique Pinçon-Charlot : Il est essentiel, et consiste à faire passer les riches pour des bienfaiteurs, les ouvriers comme des «charges». Il y a une entreprise de corruption du langage, une escroquerie linguistique, qui passe souvent par des oxymores comme «flexisécurité» ou «croissance négative». Ce procédé néolibéral corrompt profondément le cerveau. La pensée critique est largement absente des plateaux de télévision. Et les gens s’habituent à ne plus comprendre, à ne faire que consommer.

Dans quelle mesure la violence des riches excuse ou légitime-t-elle la violence des pauvres ? 

Monique Pinçon-Charlot : Dans notre livre, nous décrivons des comparutions immédiates au tribunal. Il s’agit souvent de jeunes ayant commis des larcins, parfois avec violence. Cela relève d’une certaine forme de délinquance et c’est répréhensible. Mais pour eux, c’est la peine plancher, la prison ferme, alors qu’il vaudrait mieux leur confier des travaux d’intérêt général. De même, la contestation sociale est de plus en plus criminalisée. On casse l’emploi des salariés en les tenant dans une ignorance anxiogène et paralysante. Puis on condamne sévèrement leurs actions. En revanche, la délinquance des riches va rarement au pénal et bénéficie d’une incroyable immunité.

Libération, 11 septembre 2013.

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