Par Grégory Meurant

Deux jours de rencontres ont réuni des acteurs associatifs de différents secteurs autour de conférences et ateliers visant à mettre des mots sur « ce qui nous arrive » depuis l’expérience de la pandémie de Covid-19; Ces deux journées ont eu lieu le 22 et 23 septembre 2022, organisées par la Fédération des Services Sociaux et le Forum contre les Inégalités Sociales.

Chaque journée s’ouvrait sur une série d’interventions sur une diversité de thématique, tous proposant des tentatives de conceptualisation utiles pendant le reste de la journée, ainsi que des pistes d’actions. L’après-midi laissait place à des ateliers et à des conclusions en assemblée plénières avec de nouveaux intervenants.

Interventions de la matinée du 22 septembre 2022

Anne-Emmanuelle Bourgaux, professeure de droit constitutionnel, s’inquiétait du mépris des jeunes, de leurs besoins et de leurs formes de sociabilité durant les mesures de confinement, par la réponse policière à « la Boum ». Elle décrit ces mesures comme « universelles et inadéquates » (la notion de bulle étant violente à vivre pour les jeunes), universelles dans leurs objectifs mais pas dans leur impact. Elle évoque aussi une fatigue démocratique du fait de l’exclusion des débats des parlementaires et des députés. Elle propose de jouer la carte parlementaire dans ce type de crise plutôt que la délégation à un « superexécutif ».

Olivier Hamant, biologiste, évoque notre entrée dans une « ère pénurique » et constate que l’optimisation fragilise les systèmes. Il distingue la robustesse de la performance à partir de l’exemple de la lenteur des bactéries qui s’endorment pour résister aux antibiotiques. Autre exemple, l’agriculture intensive permet d’augmenter la performance mais mène à la désertification, là où l’agroécologie prône de travailler avec plusieurs espèces de blé afin que la récolte résiste mieux aux maladies. Il fait l’apologie de la redondance : les friches, les terres arables ont besoin de repos, tout comme les systèmes humains. Il questionne le fait que trop de solutions sont apportées aux problèmes contemporains et souvent contreproductives (tel que la voiture électrique).  Il rappelle que les grands gains de performance se font pendant les guerres, et que ce qu’on appelle la rationalité est souvent irrationnelle. Il propose de se « reconnecter au vivant » et de promouvoir des projets sociaux « robustes » plutôt qu’efficients, tels que le projet One Health de l’Organisation Mondiale de la Santé – les projets devraient résister à la défaillance des États, aux guerres, aux modifications d’une variable par dix.

Thierry Ribault, économiste, critique la récupération de la notion de « résilience » par les pouvoirs politiques, à partir de l’exemple du gouvernement japonais suite à la catastrophe de Fukushima. La « résilience » a servi de rhétorique centrale pendant la gestion du désastre, de « technologie du consentement » qui permet d’amener à partager la responsabilité du désastre avec la population. Cette technologie déresponsabilise ceux qui sont vraiment responsables (le gouvernement) et responsabilisent ceux qui ne le sont pas (les populations), voire culpabilisent ces derniers. La rhétorique de la résilience ramène la gestion de la crise à des émotions qui permet de classifier les bonnes et mauvais émotions ressenties dans la population (rester positif vs être en colère, etc.). Cette rhétorique est un vecteur d’adhésion envers des technologies spécifiques (le nucléaire au Japon, les technologies de surveillance avec la COVID-19), les populations apprenant à « vivre avec ». Pour Ribault, la rhétorique de la résilience s’articule avec l’idéologie d’une fatalité de l’effondrement inéluctable qui nécessite de s’adapter en traitant les effets plutôt que les causes. Il propose d’opposer à la résilience la notion de résistance, qui vise à agir sur les causes plutôt que les effets.

Hélène L’Heuillet, psychanalyste, rappelle la distinction entre corps et machine, le corps étant pourtant traité comme une propriété personnelle. Elle souligne que la notion de « liberté » a été confisquée par l’idéologie néolibérale que cette liberté ne peut pas être antisociale. Elle évoque comment les relations de voisinage sont une expression forte de la cohésion sociale – chacun ayant un rapport sensoriel à ses voisins (bruit, odeurs, vue). Les mesures de confinement ont affecté cette cohésion avec un replis sur soi des ménages. Elle questionne également une crainte de la part du politique concernant le « temps libre » pendant le confinement : que feront les gens ? Et les enfants ? Elle propose de « prendre le temps », prendre le temps de ne rien faire, ou de faire de l’inutile, ou simplement, prendre le temps de l’échange mutuel.

La première journée s’est poursuivie avec des séances d’ateliers sur des sujets sociaux divers (logement, énergie, culture, santé).

Atelier du 22 septembre sur la santé mentale et le logement.

Frédérique Leuven, psychiatre en équipe mobile, mentionne une augmentation des consultations psychiatriques de 400% par rapport à 2021 (selon les chiffres de l’INAMI), et une saturation des places pour la mise en observation qui a mené à des placements imposés par le Procureur du Roi chaque nuit. Faute d’accès à des consultations préventives, de nombreuses personnes se sont retrouvé à décompenser et à se retrouver aux urgences psychiatriques. Hélène L’Heuillet propose de viser à une transformation psychique plutôt qu’une correction. Depuis sa position de professeure d’université, elle constate que l’inertie sociale rend impossible cette transformation : l’impératif de la performance et du dépassement de soi empêche la réhabilitation du temps. Laurent d’Ursel du Syndicat des Immenses a présente une nouvelle terminologie permettant de redéfinir les situations de mal logement. La société est, selon lui, faites d’Immenses, des « individus dans une merde matérielle énorme mais non sans exigence », de Rescapés, « échappés provisoires du système », et des Immenscapés, qui vacillent d’une situation à l’autre. Il propose les notions d’éluctabilité (ce qui n’est pas encore inéluctable), de désuniversalisme proportionné (plutôt que de faire deux poids deux mesures), d’allomorphisme (voir un « autre » chez un « même », animalisation des autres) ou encore de « Saint-Poutine », soit deux poids deux mesures (il y a des solutions pour les réfugiés ukrainiens, mais pas pour les autres).

La première journée a alors fait places à plusieurs interventions autour des inégalités sociales. Aujourd’hui, nous affrontons aussi bien la fin du mois que la fin du monde.

André Réa, sociologue et auteur d’une enquête sur « les publics invisibilisés » pendant la COVID, constante que la question des inégalités est aujourd’hui devenue une fatalité au sein du monde politique. Il cite un élu politique lui affirmant que « les inégalités, il y en avait avant, et il y en aura toujours après ». Or l’écart entre les plus riches et les plus pauvres s’écarte depuis 30 ans. Concertant les réponses aux besoins des plus vulnérables, certaines innovations ont été réalisées pendant le confinement qui méritent d’être pérennisées : les hôtels pour loger les personnes sans-abris, les colis alimentaires dans les AMO – mais il constate également une inertie politique. Son étude montre trois grands axes de travail : le maintien des guichets, les pratiques d’« aller-vers » les publics (y compris dans l’éducation, la culture) et remonter l’expérience des acteurs locaux. Andréa Réa propose de mettre en avant l’objectif de réduction des inégalités sociales et pour ce fait, de faire de la fiscalité l’objet d’un débat politique.

Daniel Zamora Vargas, sociologue, rappelle que la définition monétaire de la pauvreté est assez récente (aujourd’hui le seuil de pauvreté monétaire est 50% du revenu médian), et qu’avant les années 50 la pauvreté n’était pas considérée comme une situation individuelle, mais comme une dépendance au marché. Il propose de réduire cette dépendance et investissant dans les corps intermédiaires et en laissant l’état orienter l’investissement.

Enfin, Thomas Coutrot, économiste du travail, a abordé le phénomène de la « Grande Démission » à un niveau historique. Si les vagues de démission sont généralement associées à une réduction du chômage, Thomas Coutrot affirme que celles-ci sont liées à une recherche de meilleures conditions de travail (horaire, sens du travail). Le motif principal serait l’impossibilité de faire un travail de qualité du fait du manque de moyens ou d’un management essentiellement fixé sur les chiffres (la Business Unit optimisée). Le besoin de reporting a intensifié les charges de travail et les indicateurs chiffrés correspondent rarement à ce qui est considéré comme un travail de qualité. Les professions du care sont les plus ciblées. L’économiste conteste enfin l’idée que c’est là un « changement générationnel », puisque les démissions actuelles ne concernent ni les plus qualifiés, ni les plus jeunes. La perte de sens dans le travail multiplie par deux le risque dépressif, rappelle-t-il, et il lie ce phénomène à la crise des troubles de santé mentale. Il évoque des alternatives, comme l’expérience syndicale d’une centrale d’appel qui s’est autorisée à ignorer les scripts établis et s’octroyer une certaine liberté. Il évoque comme piste d’action la réduction du travail subordonné.

Conclusion de la journée du 22 septembre 2023

La journée du 22 septembre s’est conclue par un dialogue sur la santé et le travail. Si dans le domaine de la santé, le sens du travail est évident, il y a de moins en moins de temps pour la qualité. L’intervention de François Perl, représentant de l’agence intermutualiste, pointe que la logique quantitative n’est plus tenable, par exemple dans les Maisons de Repos, et parle d’une grève de l’encodage des actes infirmiers afin d’améliorer la qualité de leur travail. Il évoque également l’absence de données, comme les taux de suicides : on ne me mesure pas les situations. La gratuité de l’accès aux soins de santé est un enjeu, mais aussi les universités ne remplissent pas leurs quotas de médecins généralistes. Dans les dossiers invalidité des mutualités, deux grandes problèmes sont identifiés : la pénibilité et le sens du travail – qui invitent au partage et à la réduction du travail. La question est donc de se libérer de son travail. Thomas Coutrot évoque la littérature économique qui atteste que dans les coopératives, la productivité est plus efficace. C’est donc un problème de pouvoir et de contrôle de rendement.

Interventions de la matinée du 23 septembre 2023

La journée du 23 septembre 2022 s’est ouverte sur une série d’intervention introductive visant à expliquer « ce qui nous arrive ».

Sébastien Brunet, directeur l’Institut Wallon de l’Évaluation, de la Prospective et de la Statistique (IWEPS), se désole que les données produites sont peu appropriée en termes de prospective politique : les politiques publiques sont pensées à court terme. Selon lui, le « nous », le « collectif » est mis à mal de puis la révolution industrielle. Il présente les résultats d’un rapport réalisé pendant le confinement qui prévoyait quatre scénarios du « Monde d’Après-COVD » par l’IWEPS : (1) un retour à la normale avec une exacerbation de ce qui se faisait avant, (2) un retour à une norme altérée , (3) un changement de paradigme avec une prise de conscience et une action de transformation collective ou (4) un effondrement, soit une série de crises se cumulant. Selon lui, si la société s’orientait vers le scénario 1, elle semble se diriger vers le scénario 4.

Sébastien Brunet affirme la nécessité de passer à une économie non extractive. Il voit deux manières de résoudre une crise : l’urgence qui tient compte des conséquences à long terme (et qui sacrifier peut-être une génération au profit des générations futures). Aujourd’hui, il y a des « gagnants » à la situation de crise que nous traversons. La « prise de conscience collective » est selon lui lié à la compréhension des liens de causalité des crises. La relation quotidienne à une activité diminue la perception des risques (ex : utiliser quotidiennement un véhicule personnel ne sensibilise pas au risque d’accident). Il invite à « capitaliser sur les premiers désastres », non par la pédagogie mais par l’action politique – en dehors du cadre des parties. Il rappelle enfin que la politique est devenu une profession qu’on vit à court terme (un ou deux mandats), et invite à développer une « biodiversité » du personnel politique, un « grand potager politique ». Comme piste d’action, il propose une charte commune citoyenne comme fondement d’une action politique.

Olivier Deschutter, rapport spécial des Nations Unies sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme pointe le fait que le pouvoir d’achat soit une préoccupation plus importante que la crise écologique (perçue comme un luxe). Pourtant, la croissance des PIB ne peut être découplée de la gestion des déchets. Le partage de la croissance n’est donc plus, selon lui, la recette de la justice sociale. Il propose une reprise à trois niveau : (1) la création d’emploi (en changeant le rapport entre travail et capital), (2) assurer un l’accès abordable aux services fondamentaux pour les ménages en précarité (alimentation de qualité, etc.)  et (3) réduire la pollution, par le développement de l’agroécologie par exemple. Il distingue ensuite la notion de sobriété choisie (par exercice démocratique) de celle de sobriété subie (l’exemple actuel de l’inéquité des ménages face au coût de l’énergie). Il évoque l’importante notion de solidarité mais pointe une difficulté : les pays du nord font miroiter les besoins de consommation aux pays du Sud. Il suggère de favoriser les solidarités interrégionales Sud-Sud autour de questions socio-économiques. Il note aussi que les politiques sont focalisées sur le court-terme, et pas juste leurs mandants mais le prochain sondage d’opinion. Or il nous faut des outils permettant de nous projeter sur 10 ou 15 ans – des indicateurs et des instruments de contrôle des engagements politiques.

Francine Mestrum, chercheuse, aborde le concept de « communs sociaux ». Elle dénonce l’utilisation de la pauvreté pour légitimer des politiques antisociales (les ajustements structurels et le consensus de Washington) et de délégitimer les systèmes de sécurité sociales. Elle définit la pauvreté comme l’absence de revenus décents et le manque d’accès à des services publics gratuits et dénonce un appauvrissement grandissant de la société entière. Les « communs sociaux » sont des actions collectives exerçant les droits sociaux dans le respect mutuel et l’écologie. Une piste de sorti est, selon elle, un revenu minimum garanti.

Conclusion de la journée du 23 septembre 2023

La journée s’est terminée avec une diversité d’atelier et un moment de réflexion collective de l’ensemble des participants vers des actions collectives. Des futures séances de débat et d’actions suivront dans le courant de l’année 2023 tel que le 30 janvier 2023.

Pour plus d’informations, voir le site de la Fédération des Services Sociaux, l’inscription à la newsletter ou l’adresse mail info@fdss.be. Une série de témoignages des participants sont disponibles sur leur chaîne youtube :