Par Murray Bookchin
Le problème de la dégradation de l’environnement semble subir actuellement une distorsion bien étrange. Malgré le soutien massif que le public apporte aux mesures de défense de l’environnement – et qui s’est notamment manifesté par les résultats positifs des référendums organisés récemment sur ces questions dans certains Etats – on nous fait craindre une réaction de l’opinion contre ces « extrémistes » qui, pour lutter contre la dégradation de l’environnement, mettraient en avant des exigences « révolutionnaires». Pour l’essentiel, cette « réaction » est apparemment suscitée par les industriels et par la Maison Blanche, où M. Nixon nous assure complaisamment que « l’Amérique est en passe de gagner la guerre contre la dégradation de l’environnement ; en passe de faire la paix avec la nature ». Cette rhétorique réveille de mauvais souvenirs ; nous commençons, n’est-ce pas, à voir « le bout du tunnel », dans le domaine de l’environnement. En tout cas, simultanément, des campagnes publicitaires financées par les industries du pétrole, de l’automobile, du bois et de la chimie invitent les Américains à se montrer plus « raisonnables » pour ce qui est de l’amélioration de l’environnement, à peser « avec sérieux » les « gains » et les « pertes », à abaisser les normes déjà adoptées par les services de protection de l’environnement pour la dépollution de l’air et de l’eau, à « comprendre », enfin, les formidables problèmes techniques auxquels, ostensiblement, s’affrontent nos voisins si bien intentionnés, les monopoles des industries et des services. Mon propos n’est pas ici d’analyser les distorsions scandaleuses auxquelles recourt une propagande de ce genre. La presse s’est déjà fait l’écho de l’enquête récemment entreprise par un comité de l’Académie Nationale des Sciences qui accuse l’industrie automobile d’avoir – selon les termes du New York Times – systématiquement choisi les « moyens les plus chers et les moins satisfaisants» de se conformer aux normes fédérales pour 1975 sur les gaz d’échappement. Et quant à la rhétorique pateline de la Maison Blanche, le souci de M. Nixon de faire la « paix » avec la nature semble encore nettement moins pressant pour lui que celui de faire régner la paix en Indonésie par exemple. Ainsi que le relève un éditorial du Times, la déclaration de M. Nixon est «en total désaccord avec les faits… Si tant est que la qualité de l’air s’améliore au-dessus de nos villes, ce n’est que de façon marginale. L’essentiel du réseau hydrographique est gravement pollué. De vastes zones de l’océan Atlantique sont menacées de se transformer en mer morte. Les plastiques, les détergents, les produits chimiques et métalliques exercent sur la biosphère une pression insupportable. Le sol même est érodé, infecté, empoisonné, violé. » Bien loin d’être trop « extrémistes », bien des exigences concernant l’environnement ne le sont pas assez, à mon avis. Face à une société qui non seulement pollue la planète sur une échelle sans précédent mais qui sape ses propres fondements biochimiques les plus essentiels, j’estime que les environnementalistes n’ont pas posé le problème stratégique de l’instauration d’un équilibre nouveau et durable avec la nature. Peut-on se contenter de faire obstacle ici ou là à une centrale nucléaire ou une autoroute ? Avons-nous perdu de vue ce fait essentiel que la dégradation de l’environnement a des causes infiniment plus profondes que les erreurs ou les 1 Paru dans la revue « Philosophica », vol. XIII, 1974. desseins mauvais des industriels et de l’Etat et que les jérémiades interminables sur la menace apocalyptique que fait peser sur nous la pollution ou l’expansion industrielle, ou la croissance démographique, ne fait que masquer un aspect bien plus fondamental de la crise de la condition humaine, aspect qui ne se limite pas à la technologie ou aux valeurs morales mais qui est profondément social ? Plutôt que d’épiloguer une fois de plus sur l’ampleur de la crise de l’environnement, ou de me lancer dans la dénonciation facile de ce que « la pollution est rentable », ou encore de rendre responsable du trop grand nombre d’enfants je ne sais quel « nous » abstrait, ou telle industrie du trop grand nombre de marchandises de tel type, je voudrais poser la question de savoir si la crise de l’environnement ne plonge pas ses racines dans la structure originelle même de la société actuelle, et si les transformations qu’implique la création d’un nouvel équilibre entre le monde naturel et le monde social n’appellent pas une restructuration fondamentale et même révolutionnaire de la société selon des principes écologiques. Je voudrais insister sur ces termes de « principes écologiques ». Lorsqu’on essaye d’aborder les problèmes d’une société écologique, le mot d’« environnementalisme » nous trahit. Ce mot reflète de plus en plus une attitude instrumentale qui considère la nature comme un habitat passif, un agglomérat d’objets et de forces extérieures qu’il s’agit de rendre plus propres à l’usage humain, sans se préoccuper de ce que peut bien être cet usage. De fait, l’« environnementalisme » se préoccupe des « ressources naturelles», des « ressources urbaines » ou même des «ressources humaines ». M. Nixon, pourquoi pas ?, peut être considéré comme une sorte d’« environnementaliste » dans la mesure où la paix qu’il entend conclure avec la nature consiste à acquérir un « savoir faire » qui permette de piller le monde naturel en perturbant au minimum le cadre habité. L’« environnementalisme » ne met pas en question cette conception sous-jacente à la société actuelle selon laquelle l’homme doit dominer la nature ; il s’efforce, au contraire, de favoriser cette domination en mettant au point des techniques qui limitent les risques que celle-ci entraîne. La notion même de domination n’est pas mise en question. L’écologie, selon moi, propose une conception plus large de la nature et de la relation entre l’humanité et le monde naturel. Je pense qu’elle considère l’équilibre de la biosphère et son intégrité comme une fin en soi. S’il convient de cultiver la diversité de la nature, ce n’est pas seulement parce que plus les éléments constitutifs d’un écosystème sont diversifiés, plus stable est cet écosystème ; c’est qu’il convient de rechercher la diversité pour elle-même, en tant que valeur inscrite dans une représentation spiritualisée de l’univers vivant. Les écologistes ont déjà montré que plus un écosystème est simplifié – les biomes du pôle ou du désert, par exemple, ou bien la monoculture – plus il est fragile, enclin à l’instabilité, vulnérable aux invasions parasitaires et menacé d’effondrement. Le concept synthétique de « unité dans la diversité », que l’on rencontre si souvent dans les travaux d’écologie les plus pénétrants, aurait pu être emprunté à Hegel, et c’est là une convergence qui n’est pas accidentelle, selon moi, et qui mériterait une étude sérieuse de la part des néo-hégéliens actuels. L’écologie, en outre, suggère l’idée que l’humanité devrait consciemment respecter la spontanéité du monde naturel, ce monde bien trop complexe et trop divers pour être réduit aux propriétés simples de la physique mécanique galiléenne. En dépit de certains écologistes qui réduisent leur discipline à l’analyse des systèmes, je ferai mienne cette formulation de Charles Elton : « Il est nécessaire de diriger l’avenir du monde, mais non pas à la façon d’une partie d’échecs ; plutôt comme un bateau. » Il faut laisser dériver largement le monde naturel si l’on veut que son développement spontané révèle et réalise sa richesse potentielle, la conscience et l’intervention de l’homme donnant forme, assurément, à ce développement, mais comme pour rendre la nature consciente et active par elle-même. Enfin, l’écologie n’admet nulle hiérarchie au niveau de l’écosystème. Il n’existe ni « roi des animaux » ni « humble fourmi ». Ce ne sont là que projections sur le monde naturel de nos propres mentalités et de nos propres relations sociales. Pratiquement tous les éléments de la flore et de la faune qui constituent la diversité d’un écosystème jouent un rôle égal dans le maintien de l’équilibre et de l’intégrité du tout. Ces conceptions, réunies en une totalité que l’on pourrait exprimer par l’unité dans la diversité, la spontanéité et la complémentarité, ne constituent pas seulement les conclusions auxquelles aboutit l’écologie, cette « science artistique » ou cet « art scientifique » (ainsi que je l’ai appelée ailleurs) ; elles expriment aussi de façon synthétique la perception de notre lente émergence hors d’un monde archaïque et de notre entrée dans un contexte social nouveau. L’idée que le destin de l’homme est de dominer la nature découle de la domination de l’homme sur l’homme – et peut-être plus primitivement encore de la domination de l’homme sur la femme et du vieux sur le jeune. La mentalité hiérarchique, qui organise l’expérience elle-même – sous toutes ses formes – sur le mode hiérarchique et pyramidal, reflète sur le plan de la perception et de la conceptualisation les formes de socialité engendrées par la société hiérarchique. Une telle mentalité est très peu marquée ou même complètement inexistante dans les collectivités non hiérarchiques. Les sociétés que l’on appelle primitives et qui reposent sur une simple division sexuelle du travail, sans Etat ni institutions hiérarchiques, n’appréhendent pas la réalité comme nous, à travers un filtre qui classe les phénomènes en termes de « supérieur » et d’ « inférieur », d’« au-dessus » et « audessous ». Ignorant l’inégalité, ces sociétés authentiquement organiques n’ont même pas un mot qui désigne l’égalité. Ainsi que le note Dorothy Lee dans. son analyse magistrale de l’esprit « primitif », « l’égalité existe dans la nature même des choses, comme un sous-produit de la structure démocratique de la culture elle-même, non comme un principe qu’il s’agirait d’appliquer. Dans ces sociétés, l’égalité n’est pas un but que l’on s’efforce d’atteindre et, en fait, le concept d’égalité n’existe pas. Souvent fait défaut tout mécanisme linguistique qui permette la comparaison. Ce que l’on observe, c’est un respect absolu pour l’homme, pour tous les individus, quels que soient leur âge ou leur sexe. » De cette absence de valeurs permettant la coercition et la domination dans ces civilisations, le meilleur exemple est peut-être celui de la syntaxe des Indiens Wintu de Californie que Dorothy Lee a apparemment étudiés elle-même sur le terrain. Les termes par lesquels les langues modernes expriment en général la contrainte, observe-t-elle, se retrouvent chez les Wintu en des tournures qui dénotent la coopération. C’est ainsi qu’une mère Wintu n’« emmène » pas son bébé à l’ombre; elle « va avec lui » à l’ombre. Un chef ne « dirige » pas son peuple ; il « se tient à ses côtés ». De toute façon, il n’est jamais plus qu’un conseiller et ne dispose d’aucun moyen de contrainte pour faire prévaloir ses vues. Les Wintu, note encore Dorothy Lee, « ne disent jamais, et en fait ils ne pourraient pas dire, comme nous, « j’ai une sœur » ou « un fils » ou « un mari ». « Vivre avec » est l’expression qui leur sert habituellement à traduire ce que nous appelons la possession et ils l’emploient pour tout ce qu’ils respectent; si bien qu’on dira d’un homme qu’il vit avec son arc et ses flèches. » « Vivre avec » – ces mots n’impliquent pas seulement un profond sentiment de respect mutuel et une haute estime pour le libre arbitre de l’individu ; ils impliquent aussi un sentiment puissant de communion de l’individu dans le groupe. Ce sens de l’unité interne du groupe, à son tour, se projette sur la relation entre la collectivité et le monde naturel. Dans l’esprit des membres de ces communautés organiques existe la conviction d’exercer sur les forces naturelles une influence beaucoup plus considérable que celle qu’autorise leur technologie relativement sommaire, illusion qui s’appuie sur les rites collectifs et sur les procédés magiques. Si élaborés que soient ces rites et ces procédés, cependant, ils n’éliminent jamais chez ces hommes le sentiment de dépendance à l’égard du monde’ naturel, de l’environnement immédiat. Ce sentiment de dépendance peut certes engendrer une crainte abjecte et une vénération tout aussi ‘abjecte, mais il existe aussi un moment du développement de ces sociétés organiques où il donne naissance à un sentiment de symbiose, ou, plus précisément, d’interdépendance et de coopération, qui tend à transcender la terreur et l’horreur instinctives. A ce point, les hommes ne cherchent plus seulement à se concilier les puissances naturelles ou à les manipuler ; leurs rites opèrent, pensent-ils, comme des auxiliaires créatifs; ils aident à la multiplication du gibier, au passage des saisons et aux changements du temps, à la croissance des récoltes. Une communauté organique a toujours une dimension naturelle; mais au stade dont nous parlons, la communauté se conçoit comme faisant partie de l’équilibre de la nature – une communauté de la forêt ou bien une communauté de la terre – bref, une communauté authentiquement écologique, une éco-communauté, propre à son éco-système et activement consciente de participer à l’ensemble de son environnement et aux cycles naturels. Cette conception trouve une confirmation dans l’étude des rites en usage dans ces communautés organiques. Nombre de cérémonies et de rites se caractérisent non seulement par une fonction sociale, telle que l’initiation, mais aussi par des fonctions écologiques. C’est ainsi que chez les Hopi, les principaux rites agraires ont pour rôle d’inciter les cycles cosmiques à se poursuivre, et de faire se matérialiser les solstices et les stades successifs de la croissance du maïs, de la germination à la maturation. Les Hopi savent que l’ordre des solstices et des stades successifs de la croissance du maïs est prédéterminé, mais la participation rituelle des hommes à cet ordre fait partie intégrante de cette détermination. Par opposition aux procédés magiques au sens strict, les cérémonies hopi assignent aux humains une fonction de participation plutôt que de manipulation. Les hommes sont dans un rapport de réciprocité avec les cycles naturels; ils ont à faciliter le fonctionnement de l’ordre cosmique. Les cérémonies s’intègrent dans le tissu complexe de la vie qui comprend aussi bien la germination du maïs que l’occurrence des solstices. «Tous les aspects de la nature, les plantes, les pierres, les animaux, les couleurs et les points cardinaux, les nombres et les sexes, le mort et le vivant, tout coopère au maintien de l’ordre universel », écrit Dorothy Lee. « Finalement, l’énergie de chaque être humain ou non, rejoint le grand tout. Et ici encore, c’est chaque aspect de cet être qui compte. L’individualité entière d’un Hopi affecte l’équilibre de la nature ; et chaque individu développe son potentiel intérieur, enrichissant ainsi sa contribution de sorte que l’univers tout entier s’en trouve stimulé. » On voit sans peine comment une telle conception harmonieuse de la nature découle de l’harmonie qui règne dans les relations entre les membres des communautés primitives. De même que la théologie médiévale organisait le paradis chrétien selon des formes féodales, de même les hommes de toutes les époques ont projeté leur structure sociale sur le monde naturel. Pour l’Algonquin, le castor avec ses clans et ses huttes, coopérait avec sagesse au bien-être de la collectivité. Les animaux, eux aussi, avaient leur « magie », leurs ancêtres totémiques, et puisaient leur force auprès du Manitou, nourricier spirituel du cosmos tout entier. Il était par conséquent nécessaire de se concilier les animaux sinon ils risquaient de refuser de fournir aux humains leur fourrure et leur chair. L’esprit de coopération, qui constituait la condition première de la survie de la communauté organique, imprégnait donc totalement la vision de la nature qu’avaient les hommes d’avant l’écriture, ainsi que les relations entre le naturel et le social. La dislocation de ces communautés organiques intégrées, fondées sur une division sexuelle du travail et sur les liens de parenté, en groupes hiérarchisés et finalement en sociétés de classes, brisa progressivement l’unité qui existait entre le monde social et le monde naturel: La transformation des clans et des tribus en gérontocraties au sein desquelles les vieillards se mirent à dominer les jeunes ; l’émergence de la famille patriarcale qui plaça dans tous les domaines la femme en état de sujétion par rapport à l’homme ; puis la cristallisation des hiérarchies de statut en classes économiques fondées sur une exploitation matérielle systématique ; l’apparition de la cité suivie de la suprématie croissante de la ville sur la campagne et des liens territoriaux sur les liens de parenté; et, finalement, la constitution de l’Etat et de son appareil militaire, bureaucratique et politique formé de professionnels, exerçant par la contrainte sa domination sur les vestiges de la vie communautaire – toutes ces divisions et ces contradictions qui finirent par réduire en poussière le monde archaïque aboutirent à une restructuration sociale de l’appareil perceptif de l’homme sur le mode hiérarchique. Cette restructuration ne servit pas seulement à diviser la communauté de l’intérieur mais amena les classes dominées à se faire les complices de leur propre domination, les femmes, les complices de leur propre asservissement. Plus encore, le psychisme même de l’individu se trouva divisé contre lui-même grâce à l’instauration de la suprématie de l’esprit sur le corps, de la rationalité hiérarchisante sur l’expérience sensible. Parallèlement au processus qui transforma l’homme-sujet en un objet de manipulation par la société et finalement par lui-même selon des normes hiérarchiques, la nature fut objectivée, déspiritualisée et réduite à une entité métaphysique tout aussi faussée idéologiquement par une représentation physico-mécanique de la réalité extérieure que pouvaient l’être les conceptions animistes qui prévalaient dans la société archaïque. La place me manque pour examiner en détail comment s’est érodée la relation archaïque de l’humanité au monde naturel. J’étudie cette dialectique dans un ouvrage à paraître, The Ecology of Freedom. Quelques observations s’imposent, cependant. L’héritage du passé pénètre de façon cumulative le présent, sous la forme de problèmes occultés et jamais résolus par notre époque. Et il ne s’agit pas là uniquement des lien que la société bourgeoise nous impose avec une irrésistible évidence mais aussi de ceux qui se sont formés en des millénaires de société hiérarchique et qui asservissent la famille au patriarcat, les classes d’âge aux gérontocraties et le psychisme à ces difformités que sont le renoncement et l’humilité. Bien avant l’apparition de la société bourgeoise, le rationalisme grec avait légitimé le statut des femmes qui faisait d’elles pratiquement des biens meubles, et la morale hébraïque avait placé entre les mains d’Abraham le pouvoir de tuer Isaac. Cette réduction de l’humain à l’objet, que ce soit comme esclave, comme femme ou comme enfant, trouve son exact parallèle dans le pouvoir de Noé de nommer les animaux et de les dominer, d’asservir à l’homme le monde vivant. Ainsi, nés des deux sources essentielles de la civilisation occidentale, l’hellénisme et le judaïsme, les pouvoirs prométhéens du mâle se sont rassemblés en une idéologie de la rationalité répressive et de la morale hiérarchique. La femme « est devenue l’incarnation de la fonction biologique, l’image de la nature », écrivent Horkheimer et Adorno, « et l’assujettissement de celle-ci a constitué le titre de gloire de cette civilisation. Durant des millénaires, les hommes ont rêvé d’acquérir une maîtrise absolue sur la nature, de convertir le cosmos en un unique et immense terrain de chasse. Telle est la visée à laquelle s’est attachée l’idée de l’homme dans une société à domination mâle. Telle est la signification de la raison, sa plus haute gloire. La femme était plus faible et plus menue. Entre elle et l’homme existait une différence qu’elle ne pouvait combler – une différence imposée par la nature, la plus humiliante, donc, que puisse connaître une société à domination mâle. Lorsque le but essentiel est la maîtrise de la nature, l’infériorité biologique demeure comme un stigmate flagrant, la faiblesse marquée par la nature, comme le stimulant principal de l’agression. » Ce n’est pas par hasard que Horkheimer et Adorno ont réuni ces remarques sous le titre « L’homme et les animaux », car elles éclairent non seulement la relation de l’homme avec la femme mais également la relation de l’homme appartenant à une société hiérarchisée avec le monde naturel dans sa totalité. La notion de justice, en tant qu’elle se distingue de l’idéal de la liberté, réunit toutes ces valeurs en une règle d’équivalence qui s’oppose radicalement à la signification de l’égalité archaïque. Dans une société organique, tous les êtres humains ont un droit sur les moyens d’existence, sans égard pour la part de travail qu’ils apportent au fonds commun. C’est ce que Paul Radin appelle la loi du «minimum irréductible ». Par là l’égalité archaïque reconnaît le fait de l’inégalité – la dépendance du faible à l’égard du fort, de l’infirme à l’égard de l’individu sain, du très jeune ou du très vieux à l’égard de celui qui est dans la force de l’âge. La véritable liberté, c’est en fait une égalité entre inégaux, qui ne dénie pas le droit de vivre à ceux dont les forces déclinent ou sont moins développées que chez d’autres. Paradoxalement, dans cette économie qui n’a pas connu de développement matériel, l’humanité reconnaît avec plus d’éclat le droit de tous aux moyens d’existence – et même avec plus de générosité puisque tous les membres d’une tribu sont responsables les uns des autres – que dans une économie dont le développement matériel produit des surplus toujours croissants et en même temps une lutte toujours plus âpre pour les privilèges. Mais cette liberté authentique, cette égalité entre inégaux, va se trouver pervertie. A mesure qu’ils s’accroissent, les surplus matériels engendrent les classes sociales qui prélèvent peu à peu sur le travail du plus grand nombre les privilèges d’une minorité. Le don, qui naguère symbolisait une alliance entre des hommes liés par le sang, est progressivement converti en un moyen d’échange et finalement en une marchandise, germe du marché bourgeois moderne. Du cadavre de la liberté naît la Justice, gardienne de la relation d’échange – qu’il s’agisse de biens ou de mœurs – et du principe d’égalité en toute chose. Désormais, le faible est « égal » au fort, le pauvre au riche, le malade au bien portant, en tous points sauf en sa faiblesse, sa pauvreté ou son infirmité. Abstraitement, la justice remplace l’égalité entre inégaux, maxime de la liberté, par l’inégalité entre égaux. Comme l’écrivent Horkheimer et Adorno : « Autrefois, les fétiches étaient soumis à la loi de l’équivalence. A présent, l’équivalence elle-même est devenue un fétiche. Le bandeau qui aveugle la justice ne signifie pas seulement qu’on ne saurait assaillir la justice, mais aussi que la justice ne trouve pas son origine dans la liberté. » La société bourgeoise ne fait que porter la loi de l’équivalence à ses extrêmes logiques et historiques. Tous les hommes sont égaux en tant qu’acheteurs et vendeurs – tous sont des sujets souverains sur le marché libre. Les liens de corps qui autrefois unissaient les humains en bandes, clans, tribus, la fraternité de la polis la communauté professionnelle de la guilde, tout cela est dissout. L’homme nomade remplace l’homme collectif ; la relation d’échange s’est substituée aux liens de parenté, de fraternité ou de métier qui existaient auparavant. Sur le marché bourgeois, le ciment de l’humanité c’est la compétition : l’antagonisme universel de chacun contre tous. A son niveau supérieur, où ce sont des capitaux qui luttent, des entreprises qui s’empoignent et se déchirent, le marché énonce son impitoyable maxime : « Croître ou mourir » – celui qui n’accroît pas la masse de son capital et ne dévore pas son concurrent, celui-là sera dévoré. Dans cet univers de relations asociales et régressant toujours, où même la personnalité est ravalée à l’état d’objet échangeable, la société obéit à la règle de la production pour la production. L’équivalence s’affirme sous la forme de la valeur d’échange; grâce à la médiation de l’argent, il n’est pas d’œuvre d’art, il n’est pas de scrupule moral qui ne puisse se dégrader en une quantité échangeable. L’or ou son symbole de papier permet d’échanger la cathédrale la plus précieuse contre tel nombre d’allumettes. Le fabricant de lacets de soulier est à même d’opérer la transmutation de ses articles en tableaux de Rembrandt, défiant ainsi les talents du plus puissant alchimiste. Sous ce règne quantitatif des équivalences, dans cette société dont la règle est de produire pour produire et qui ne sait opposer à la mort que la croissance, le monde naturel est ramené à un ensemble de ressources, domaine par excellence de l’exploitation la plus effrénée. Le capitalisme ne se contente pas de reprendre à son compte la conception précapitaliste de la domination de la nature par l’homme ; il fait du pillage de la nature la règle de vie de la société. Chercher querelle à un tel système au sujet de ses valeurs, tenter de l’effaroucher avec les conséquences de la croissance, revient à lui reprocher ce qui constitue son métabolisme même. Autant persuader une plante de renoncer à la photosynthèse que de demander à l’économie bourgeoise de renoncer à l’accumulation du capital. D’ailleurs, à qui s’adresser ? L’accumulation n’est pas déterminée par le bon ou le mauvais vouloir des bourgeois pris individuellement mais par la relation mercantile même que Marx a si judicieusement désignée comme la cellule de base de l’économie bourgeoise. Ce n’est pas la perversité du bourgeois qui suscite la production pour la production, mais le complexe même du marché, auquel il préside et auquel il succombe. En appeler à ses préoccupations humaines contre ses préoccupations économiques c’est s’aveugler sur ce fait élémentaire que son pouvoir même est fonction de son être matériel. Il ne peut renoncer à ses préoccupations économiques qu’en renonçant à sa propre réalité sociale, qu’en renonçant à ce pouvoir qui brime son humanité. C’est un acte d’automystification grotesque ou, pire, de mystification idéologique de la société que d’entretenir la croyance en la possibilité pour le système d’abandonner son principe même de vie en réponse à des arguments moraux ou à une persuasion intellectuelle. Il nous faut voir en face cette rude évidence qu’il est nécessaire de détruire ce système et de le remplacer par une société qui rétablisse l’équilibre entre le monde humain et le monde naturel – une société écologique qui devra commencer par ôter le bandeau des yeux de la Justice et substituer à l’inégalité entre égaux l’égalité entre inégaux. Cette société écologique, je l’ai appelée ailleurs anarcho-communisme ; dans mon prochain ouvrage, je la désigne comme « écotopie ». Chacun l’appellera comme il vaudra. Ce qui compte, et c’est le sens des observations que j’ai présentées jusqu’ici, c’est de bien vair que la tentative de dominer la nature découle de la domination de l’homme par l’homme ; qu’une harmonie ne s’établira dans notre relation avec le monde naturel que si l’harmonie règne dans la société. L’écologie naturelle n’aura aucun sens pour nous si nous ne dépassons pas le cadre étriqué et aride de cette discipline scientifique pour fonder une écologie sociale qui soit pertinente par rapport à notre époque. C’est devant une alternative extrêmement rigoureuse que nous place la société de production pour la production. Bien plus que toute autre société du passé, le capitalisme moderne a porté à son plus haut niveau le développement des forces techniques, à un niveau où nous pourrions enfin éliminer le travail en tant que condition essentielle d’existence de la grande majorité des hommes et l’insécurité en tant que trait dominant de la vie sociale. Nous sommes aujourd’hui sur le seuil d’une société qui pourra ignorer la rareté et faire de l’égalité entre inégaux non plus seulement la loi d’un petit groupe soudé par les relations de parenté, mais la condition universelle de l’humanité dans son ensemble aussi bien que de l’individu, dont les liens sociaux se fondent sur le libre choix et les affinités personnelles et non plus sur la contrainte du sang. La personnalité prométhéenne, la famille patriarcale, la propriété privée, la raison répressive, la cité territoriale et l’Etat ont accompli leur œuvre historique de mobilisation impitoyable de la force de travail de l’humanité, de développement des forces productives et de transformation du monde. A présent, ces institutions et ces modes de conscience sont totalement irrationnels ; ces « maux nécessaires » selon Bakounine sont devenus des maux absolus. La crise écologique de notre époque témoigne du fait que les moyens de production développés par la société hiérarchique et particulièrement par le capitalisme sont devenus trop puissants pour servir de moyens de domination. En revanche, si la société actuelle persiste indéfiniment dans son être, les problèmes écologiques qui nous confronteront seront encore beaucoup plus redoutables que ceux que nous réunissons sous la rubrique « pollution ». Une société fondée sur la production pour la production est intrinsèquement anti-écologique et elle ne peut aboutir qu’à un monde naturel radicalement dévoré, un monde dont la technologie a dégradé la complexité organique pour n’en retenir que cette substance inorganique qui sort à l’extrémité de la chaîne de montage; c’est-à-dire, littéralement, la matière simple qui constituait le fondement métaphysique de la physique classique. A mesure que le cancer des villes se répand sur les campagnes, que les matériaux complexes continuent d’être convertis en matériaux simples et que la diversité disparaît dans la panse d’un environnement synthétique constitué de verre, de briques, de ciment, de métaux et de machines, les chaînes alimentaires complexes dont nous dépendons pour la santé de notre sol, pour l’intégrité de nos océans et de notre atmosphère et pour la viabilité physiologique de notre être, ne cessent de se simplifier. A force de dévorer la nature, le système réduira la totalité de la biosphère à la précaire simplicité des biomes des déserts et des pôles. Nous parcourrons à l’envers le cours de l’évolution organique qui a différencié la flore et la faune en un foisonnement de plus en plus complexe de formes et de relations, et nous créerons ainsi un monde vivant simplifié et moins stable. Les conséquences à long terme de cette effroyable régression ne sont que trop prévisibles : de plus en plus fragile, la biosphère finira par s’effondrer, du point de vue des besoins de la survie de l’homme, faisant disparaître les conditions organiques de la vie humaine: Un tel aboutissement de la société de production pour la production n’est, à mon avis, qu’une question de temps, mais il est impossible d’en prédire le moment. Nous devons créer une société écologique – non simplement parce qu’elle est souhaitable mais parce qu’elle est tragiquement nécessaire. Il nous faut commencer à vivre si nous voulons survivre. Une telle société implique un renversement radical de toutes les tendances qui ont marqué le développement historique de la technologie capitaliste et le la société bourgeoise : la spécialisation à outrance des machines et du travail, la concentration des ressources et des hommes en des agglomérations et des entreprises industrielles gigantesques, l’étatisation et la bureaucratisation de l’existence, le divorce entre la ville et la campagne, la transformation de la nature et des êtres humains en objets. Un renversement aussi total exige selon moi que nous commencions à décentraliser nos villes et à fonder des éco-communautés entièrement nouvelles, épousant étroitement et comme esthétiquement l’éco-système dans lequel elles sont implantées. Soulignons ici que la décentralisation ne signifie pas l’éparpillement arbitraire de la population dans la campagne, que ce soit en familles isolées ou en communautés de la contre-culture – malgré le rôle vital que celles-ci peuvent jouer. Il nous faut au contraire retrouver la tradition urbaine des anciens Grecs, celle de la cité que ses habitants peuvent comprendre et diriger, et créer une nouvelle polis, ajustée aux dimensions humaines et que, selon le mot célèbre d’Aristote, chacun peut embrasser d’un seul regard. J’estime que cette éco-communauté effacerait la rupture entre la ville et la campagne et même, à la vérité, entre l’esprit et le corps car elle opérerait la fusion du travail manuel et du travail intellectuel, de l’industrie et de l’agriculture, grâce à la rotation ou à la diversification des tâches. L’éco-communauté prendrait appui sur une technologie d’un nouveau type, mettant en œuvre un outillage adaptable, susceptible d’utilisations variées et produisant des biens durables et de qualité – c’en serait fini de l’obsolescence incorporée, de la folie quantitative des productions de camelote, de la circulation accélérée de marchandises sans aucune utilité. Qu’il soit bien clair que je ne plaide pas pour l’abandon de la technologie et pour le retour à la cueillette paléolithique. Tout au contraire, je considère que la technologie dont nous disposons n’est pas assez perfectionnée si on la compare à cette éco-technologie à petite échelle et hautement adaptable que l’on pourrait développer et qui, dans une large mesure, existe déjà sous forme expérimentale ou dans les cartons des ingénieurs. Cette technologie utiliserait les inépuisables capacités énergétiques de la nature – le soleil et le vent, les marées et les cours d’eau, les différences de température de l’écorce terrestre et l’hydrogène qui abonde autour de nous – pour fournir aux éco-communautés des produits non polluants ou dont les déchets seraient aisément recyclables. La décentralisation permettrait d’éviter les problèmes posés par la concentration des déchets solides provenant de nos villes monstrueuses, déchets que l’on n’a pas d’autre solution que de brûler ou d’immerger en masse dans nos mers. . Mon espoir est que ces éco-communautés et leur technologie adaptée aux dimensions de l’homme, ouvrent une nouvelle ère de relations d’individu à individu et de démocratie directe et pourvoient au temps libre grâce auquel, à la façon des Grecs, la population serait en mesure de gérer les affaires de la société en se passant de l’intermédiaire des bureaucrates et des professionnels de la politique. Ainsi se trouveraient effacées et dépassées les scissions que la hiérarchie a opérées depuis si longtemps dans le corps social. Ainsi seraient réconciliés et réaccordés en une synthèse humaniste et écologiste, les sexes, les classes d’âge, la ville et la campagne, le gouvernement et la collectivité, l’esprit et le corps, actuellement séparés et opposés. Dè cette synthèse surgirait une nouvelle relation entre l’humanité et le monde naturel, dans laquelle la société serait elle-même comme un éco-système fondé sur l’unité dans la diversité, sur la spontanéité et sur des rapports non hiérarchiques. Notre effort tendrait à réaliser d’abord dans nos propres têtes la réintroduction de l’esprit dans le monde naturel – non pas, bien entendu, par un avilissant retour aux mythes de l’ère archaïque, mais par un mouvement faisant de la conscience humaine le lieu où le monde naturel devient conscient de lui-même, créateur de lui-même, informé par une rationalité non répressive qui ne cherche qu’à nourrir la diversité et la complexité de la vie. Dans cette perspective non prométhéenne pourrait surgir une nouvelle sensibilité engendrant, selon les termes de Marx, l’humanisation de la nature et la naturalisation de l’humanité. Si j’oppose l’écologie à l’environnementalisme, ce n’est pas pour dire que nous devrions renoncer à faire obstacle à la construction des centrales nucléaires et des autoroutes et nous retirer dans l’attente passive d’un millénium écologique. Il nous faut, au contraire, tenir le terrain avec passion, partout où il est attaqué, afin de sauver ce qui nous reste et d’être en mesure de reconstruire la société dans l’environnement le moins pollué et le moins dégradé possible. Mais nous devons garder présente à l’esprit cette alternative rigoureuse entre l’écotopie et le désastre écologique et nous régler en toute occasion sur une théorie cohérente, sinon les solutions de rechange que nous proposerons seront tout aussi futiles que les perspectives de la société actuelle sont barbares. Il est par exemple impossible de recommander au tiers-monde de ne pas s’industrialiser alors qu’il est en butte au dénuement matériel et à la misère les plus sévères. Mais une théorie cohérente qui porte sur les fondements du problème social nous autorise à présenter aux nations en voie de développement les modèles de technologie et d’organisation sociale que nous préconisons pour notre propre société. Hors d’un cadre théorique cohérent, notre discours et notre action sont voués aux platitudes lassantes, aux luttes épisodiques et aux vœux pieux que tout un chacun peut avec raison ignorer, sauf lorsque son intérêt étroitement quotidien est mis en cause. On pourrait sans doute épiloguer sans fin sur ces problèmes. Je voudrais conclure sur une remarque quelque peu brutale mais honnête. L’unique liberté que nous soyons en droit d’attendre résulte paradoxalement – ou, devrais-je dire, dialectiquement – de ce que nos choix sont catastrophiquement limités. Il y a un siècle, Marx pouvait valablement affirmer que l’alternative au socialisme était la barbarie. Quelque tragique que puisse être celle-ci, l’humanité pouvait toujours espérer en réchapper. Aujourd’hui, la situation est devenue beaucoup plus grave. Du fait de la crise écologique, les choix que la société peut faire quant à son avenir sont devenus beaucoup plus décisifs. Ou bien nous réaliserons une écotopie fondée sur les principes écologiques, ou bien nous régresserons en tant qu’espèce. Ce n’est pas là, selon moi, de la rhétorique apocalyptique. C’est un jugement scientifique que valide jour après jour le principe de vie même de la société actuelle.
Transcription tirée de Pour une écologie sociale, éd. Christian Bourgois, 1976.