Par Mohamed Tahar Bensaada
L’action communautaire organisée est avant tout une organisation collective même si toute action collective ne répond pas nécessairement aux critères de l’action communautaire. L’action collective nécessite par définition un acteur collectif. Il n’y a pas besoin de foule pour parler d’acteur collectif. Il suffit que plusieurs personnes agissent ensemble pour changer ou influencer leur environnement social. L’identité de l’acteur collectif se présente comme un processus interactif. Ce processus nécessite un cadre de référence moral et éthique commun. Il s’agit d’un système de croyances ou d’une « utopie fondatrice » qui permet de mobiliser l’acteur collectif en construction. L’acteur collectif peut déboucher sur un mouvement social mais ce n’est pas toujours le cas. Le mouvement social se distingue de l’acteur collectif par l’intensité de la rupture recherchée avec le système social en vigueur.
Bien qu’elle soit devenue un métier et une profession à part entière, l’organisation communautaire n’en reste pas moins inspirée de l’expérience historique des mouvements sociaux. C’est ce qui explique les nombreuses interférences théoriques et méthodologiques que nous rencontrons dans l’analyse des deux types d’action et d’organisation. A cet égard, il n’est pas étonnant de constater que l’organisation communautaire emprunte de nombreux principes au mouvement syndical, au mouvement coopératif, à l’économie sociale, au mouvement caritatif chrétien et aux nouveaux mouvements sociaux à caractère contestataire. Si on considère les expériences historiques de l’organisation communautaire, on verra que chacune a été inspirée par un mouvement social particulier. Saul Alinsky développa ses premières interventions sociales à partir de l’observation de l’expérience des syndicats ouvriers américains, ce qui le conduisit à organiser la lutte contre la pauvreté dans les quartiers pauvres de Chicago. Martin Luther King a développé une expérience de lutte non violente en vue de mobiliser la minorité noire américaine qui était socialement discriminée. Cezar Chavez a développé son expérience à partir de l’organisation syndicale et communautaire des travailleurs agricoles du Sud des Etats-Unis. Ralph Nader a développé son expérience communautaire à partir de la lutte pour la protection des consommateurs contre les multinationales.
La finalité du changement social
Le principal fondement de l’organisation communautaire est qu’elle vise, par-delà la résolution des problèmes sociaux des collectivités, un changement social. Cette finalité trouve son origine dans l’analyse que la théorie de l’organisation communautaire fait des problèmes sociaux. Ces derniers sont perçus comme des problèmes de nature collective et que par conséquent leurs solutions doivent être collectives.
Mais ces problèmes sociaux n’expriment pas seulement une carence par rapport aux besoins des populations mais sont liés à un ensemble d’inégalités sociales qui ne sont pas le fruit du hasard. Ces inégalités s’inscrivent dans une société où le pouvoir économique, politique et culturel est détenu par une minorité et ce, même dans les sociétés démocratiques. A cet égard, la démocratie est toujours à réaliser et c’est là un des enjeux majeurs du travail social communautaire. Ces inégalités sont favorisées par un système de valeurs (sexisme, racisme, etc.) C’est pourquoi le travail social communautaire sera toujours confronté à ces valeurs anti-démocratiques.
Par conséquent, l’organisation communautaire s’inscrit dans la perspective politique de changement social tel qu’il a été théorisé par la Gauche européenne mais à la différence de cette perspective, l’organisation communautaire n’attend pas tout du changement social global. Elle veut des changements immédiats, même limités, ICI et MAINTENANT. Sans sous-estimer les réformes de structure opérées au niveau de l’Etat qui nécessitent des changements législatifs profonds, l’organisation communautaire vise notamment l’instauration de contre-pouvoirs locaux en vue de protéger les communautés locales.
Action sociale collective et action sociale communautaire
L’action sociale communautaire se présente comme une forme particulière de travail social à côté des autres formes connues sous le nom de Travail social individuel et de Travail social de groupe. Il convient donc de la distinguer dans ce qui le caractérise en particulier. L’action sociale communautaire se distingue avant tout par son caractère collectif. Le travail social communautaire considère les problèmes sociaux sous l’angle collectif et cherche à leur trouver une solution collective. Mais il faut savoir qu’il existe des formes d’action collectives qui ne relèvent pas pour autant du travail social communautaire. D’où la nécessité d’introduire de nouvelles distinctions.
Si toute action communautaire ne peut être que collective, en revanche toute action collective n’est pas nécessairement une action communautaire. L’action collective se caractérise par le fait qu’elle consiste dans la mobilisation d’un acteur collectif. Des personnes se mettent en mouvement ENSEMBLE pour résoudre un problème collectif ou par solidarité avec des leurs. La revendication de l’action collective peut être collective ou concernant un ou quelques membres du groupe mais l’action en vue de satisfaire cette revendication est COLLECTIVE. La meilleure illustration de l’action collective dans l’histoire contemporaine est l’action syndicle.
Exemple : une action syndicale en vue d’une augmentation salariale dans une usine ou un secteur (action collective, revendication collective) Autre exemple : une action collective en solidarité avec un camarade victime d’un licenciement abusif (action collective, revendication individuelle).
L’action communautaire se présente comme une action collective particulière. Il s’agit d’une action portée par un acteur collectif sur la base d’un ou de plusieurs objectifs à caractère cllectif mais se distingue des autres actions collectives par deux caractéristiques spécifiques :A la différence de l’action syndicale par exemple, l’action communautaire ne réclame pas à une autorité (patron ou autre) la satisfaction de telle ou telle revendication. C’est l’acteur collectif lui-même qui cherche à réaliser ses objectifs par la mobilisation de ses capacités et son organisation même s’il peut par ailleurs exiger des pouvoirs publics qu’ils mobilisent des moyens nécessaires à la réalisation du projet. A la différence de l’action syndicale par exemple, l’action communautaire ne cherche pas à satisfaire des revendications dans le cadre des rapports d’exploitation capitalistes. Elle ne cherche pas non plus à satisfaire des besoins sociaux (logement par exemple) dans le cadre des modèles sociaux dominants.
Au contraire, l’action communautaire essaie de satisfaire les besoins sociaux tout en réaménageant les conditions de vie des gens de manière à rompre – au moins partiellement- avec les logiques marchandes dominantes. C’est dans ce sens qu’on parle de « communauté », c’est-à-dire d’un groupement humain qui cherche à établir un nouveau lien social plus solidaire. A cet égard, l’action communautaire (ou l’organisation communautaire) est perçue comme un processus de développement communautaire. Cette dernière désignation est la plus conforme à la finalité recherchée par l’action communautaire. On art d’un groupement social dont les membres ont en commun des problèmes, des besoins et des aspirations pour aller progressivement vers une ensemble qui se caractérise par des actions collectives qui finissent par engendrer des formes de vie sociale nouvelle même si ces dernières restent limitées à un quartier ou à une cité.
Même si elle emprunte aux mouvements sociaux certaines de leurs caractéristiques, l’action communautaire ne doit pas être confondue avec ces derniers. Elle se présente comme une expérience spécifique avec ses caractéristiques spécifiques. Elle exige notamment la mobilisation de ressources théoriques, méthodologiques et techniques au service de l’organisation de communautés locales. Ces ressources proviennent aussi bien des sciences humaines (sociologie, anthropologie, psychologie) que des pratiques et des expériences du passé. C’est ce qui explique que l’organisation communautaire est devenue un métier à part entière qui consiste dans l’intervention planifiée de travailleurs sociaux professionnels en vue d’impulser l’organisation de communautés locales. L’objectif final étant de résoudre collectivement leurs problèmes et de se doter de contre-pouvoirs locaux leur permettant de participer activement à la démocratie et à la citoyenneté.
Selon R.Kramer , l’organisation communautaire « se réfère à différentes méthodes d’intervention par lesquelles un agent de changement professionnel aide un système d’action communautaire composé d’individus, groupes ou organisations à s’engager dans une action collective planifiée dans le but de s’attaquer à des problèmes sociaux en s’en remettant à un système de valeurs démocratique. Sa préoccupation touche des programmes visant des changements sociaux en relation directe avec des conditions de l’environnement et des institutions sociales. » (2)
La dimension éthique de l’organisation communautaire
Le changement social poursuivi par l’organisation communautaire ne saurait se réaliser sans l’incorporation à l’action sociale d’une dimension éthique. En effet, l’organisation communautaire se réfère toujours à un système de valeurs à partir duquel la situation à problèmes est remise en question dans une perspective de changement social. A cet égard, l’intervention sociale communautaire ne saurait être neutre. Elle est toujours engagée idéologiquement parlant. La situation à problèmes est analysée dans sa relation avec le système social générateur d’inégalités et d’injustices.
La mobilisation sociale vise à résoudre un problème immédiat mais en même temps elle vise l’émergence d’un nouveau système de distribution des ressources matérielles et symboliques plus juste. L. Doucet et L.Favreau rappellent à cet égard qu’ « aucune intervention dans un milieu ou une communauté donnée ne peut être neutre. Toute intervention sociale a une direction, une trajectoire de changement social. Par exemple, travailler à mettre sur pied un comité de logement ou une coopérative d’habitation : dans les deux cas, on répond à un besoin social dans le domaine du logement et on travaille à l’organisation démocratique d’un milieu. Mais le processus d’intervention diffère substantiellement, les méthodes utilisées ne sont pas les mêmes, les résultats en dernière analyse, en matière de pouvoir social de la communauté concernée, ne seront pas les mêmes. La partie de la population de la communauté concernée sera aussi distincte selon qu’il s’agit d’un comité de logement ou d’une coopérative. » (3) L’organisation communautaire défend à la fois des communautés géographiques regroupant des populations sur la base du quartier comme lien significatif de lien social, des communautés d’intérêts (locataires, chômeurs, assistés sociaux) et des communautés d’identité représentées par diverses catégories sociales prédisposées au regroupement par un sentiment d’appartenance (jeunes, femmes, personnes âgées, groupes ethniques)
Mais contrairement à la tradition de l’aide sociale, l’organisation communautaire ne s’intéresse pas à ces catégories pour leur faiblesse mais pour le potentiel de force qu’elles possèdent et que l’organisation communautaire se propose de mobiliser afin de dépasser la situation à problèmes. Si on prend l’exemple de « la bouteille à moitié vide ou à moitié remplie », on peut dire que le travail social traditionnel voit la bouteille « à moitié vide » tandis que le travail social communautaire voit la bouteille « à moitié remplie. » Dans cette optique, la démocratie ne se réduit pas à un acquis institutionnel. Elle ne va pas de soi. Les pauvres sont pauvres parce qu’ils intériorisent aussi leur pauvreté et n’ont pas conscience de ce qu’ils peuvent faire en s’organisant. L’organisation communautaire n’a pas pour objectif d’ « aider » les pauvres de l’extérieur à la manière caritative. Elle encourage leur auto-organisation pour qu’ils puissent s’aider eux-mêmes. D’où l’importance du travail de conscientisation.
Le fait de considérer la population locale concernée du point de vue de son potentiel de force et de sa capacité et non pas du point de vue de ses carences et de ses déficiences permet de dépasser un certain nombre de problèmes rencontrés dans la pratique du travail social traditionnel. Parmi ces problèmes, Kretzmann et Mcknight ont mis l’accent sur les problèmes suivants : l’intériorisation d’images négatives au sein des populations concernées, ce qui conduit souvent à leur démobilisation ; la fragmentation des structures de service social en fonction des besoins divers, ce qui freine la nécessaire interaction entre les différents facteurs constitutifs de la destructuration sociale des communautés ; la perpétuation des problèmes sociaux a lieu de leur résolution par l’entremise des « experts » sociaux dont le rôle est sur-valorisé ; l’accroissement du cercle de dépendance des populations l’égard des services sociaux et enfin le maintien d’une stratégie de « survie » au lieu de mettre l’accent sur le développement des communautés locales (4)
C’est ce qui a amené ces auteurs à reconsidérer la stratégie de l’intervention sociale qui était basée jusqu’ici sur les besoins : « Parce que la stratégie axée sur les besoins ne peut que garantir la survie et ne peut mener à des changements sérieux, cette orientation doit être considérée comme une des causes majeures du sentiment de découragement qui traverse les discussions à propos du futur des quartiers appauvris (…) L’accent mis sur les capacités de la communauté n’est pas pour minimiser le rôle des forces externes dans la création de ces conditions désespérées des quartiers à faible revenus ni pour attirer des ressources externes additionnelles. Ce choix de miser sur les capacités est plutôt pour mettre en évidence la primauté de la définition locale : investissement, créativité, espoir et contrôle. »
Le fait de miser sur les capacités des gens et de prendre parti pour la communauté relève de l’éthique de l’organisation communautaire. En effet, il ne s’agit pas seulement de s’appuyer sur les ressources de cette communauté pour résoudre les problèmes rencontrés mais d’aller aussi plus loin dans le sens du développement communautaire. Il est donc important de définir à ce stade ce qu’est la communauté.
A cet égard, trois définitions peuvent être proposées. La première met l’accent sur les composantes de la communauté : « La notion de communauté est au cœur de la pratique professionnelle de l’organisation communautaire et elle renvoie à un ensemble de personnes et de groupes qui se reconnaissent en fonction d’un territoire, d’intérêts particuliers ou d’une identité partagée. La communauté exprime toujours une appartenance sociale, un dénominateur commun. Elle est un espace social organique entre la vie privée et la vie politique d’une collectivité, un espace construit et en construction autour de valeurs communes. » (6)
La seconde définition met l’accent sur la finalité à atteindre par le processus de construction communautaire : « Le concept de communauté englobe toutes les formes de relations qui sont caractérisées par un haut degré d’intimité personnelle, d’émotion, d’engagement moral, de cohésion et de continuité. C’est la fusion des sentiments, des pensées, des volontés. La communauté se manifeste notamment à travers la famille, les ethnies, les religions et les localités plutôt de petite taille. »
Enfin, la troisième définition proposée par Martine Duperré insiste sur le contenu éthique que recèle le concept de communauté par opposition aux valeurs marchandes et néolibérales dominantes : « L’organisation communautaire rejette les valeurs néolibérales qui font de l’espace vécu une utilité pou le développement économique et non pas une fin. L’organisation communautaire veut réinstaurer la communauté vue comme un ensemble de manières d’habiter les lieux qui font d’abord une place aux solidarités humaines avant les relations marchandes. C’est cette communauté qui est la finalité de l’organisation communautaire et sa base éthique la plus importante. Et, dans une perspective qui voit la société comme étant le résultat des relations et des luttes entre acteurs, la présence d’acteurs collectifs défendant un projet de communauté est d’autant plus importante et devient alors un des buts de l’organisation communautaire. » (7)
En résumé, l’organisation communautaire se distingue par cinq caractéristiques fondamentales :
- L’organisation communautaire agit principalement au sein des communautés locales (bottom-up process) par opposition au « top-down approach » de l’Etat.
- L’organisation communautaire mise sur le potentiel de changement social des communautés locales à partir de l’identification des besoins et des problèmes rencontrés.
- L’organisation communautaire a une visée de transformation sociale et de démocratisation, y compris l’intérieur des organisations démocratiques.
- L’organisation communautaire a une préoccupation centrale d’organisation de nouveaux pouvoirs et services au sein des communautés locales.
- L’organisation communautaire se démarque du travail social traditionnel (charity organization) en mettant l’accent sur la participation des groupes et collectivités à la prise en charge de leurs problèmes, d’où l’importance de mettre l’accent sur les forces, talents, habiletés des gens et non pas sur leurs carences et insuffisances. Pour développer ces forces et ces compétences, l’organisation communautaire recourt aux concepts de participation et d’ « empowerment »
(1) Denis Bourque, Yvan Comeau, Louis Favreau et Lucie Fréchette : L’organisation communautaire, Presses de l’Université du Québec, Le Delta, 2007
(2) Denis Bourque, Yvan Comeau, Louis Favreau et Lucie Fréchette, op.cit.
(3) Denis Bourque, Yvan Comeau, Louis Favreau et Lucie Fréchette, op.cit.
(4) Laval Doucet et Louis Favreau : Théorie et pratiques en orga&nisation communautaire, Presses universitaires du Québec, Sainte-Foy, 1997.
(5) Laval Doucet et Louis Favreau, op.cit.
(6) Laval Doucet et Llouis Favreau, op.cit.
(7) Martine Duperré : L’organisation communautaire, Presses universitaires de Laval,
*Mohamed Tahar Bensaada, philosophe et politiste, enseigne la philosophie, l’éthique du travail social et la méthodologie du Travail social communautaire au Département social de la Haute Ecole Libre de Bruxelles Ilya Prigogine.
Pour contacter l’auteur : mtbensaada@hotmail.com