Ouvrage collectif (2024), Malades du racisme. Souffrances & dignité, Bathoum R. (dir.). Paris, Collection « Questions contemporaines », L’Harmattan, 250 p.

Les contributeurs de l’ouvrage : Tilila Bathoum, Rachid Bathoum, Daniel Bizeul , Said Bouamama, Altay Manço, Abdeslam Marfouk, Sarah Degée.

Note de lecture par Rachid Bathoum

« Il y a quand même des conséquences à tout ça (au racisme). La perte de l’estime de soi, perte de confiance. Tu n’as plus de repères, de t’identifier à une logique, liberté d’expression, transparence, de droit. Tu te retrouves après face à cette réalité brutale qui est : “vous êtes juste là pour la décoration”, ce côté folklorique. J’ai perdu cette volonté d’aller de l’avant, cette force. Je le sens vraiment, car le moral d’avant et aujourd’hui c’est totalement différent. Je sens que j’ai beaucoup moins d’énergie. Je ne suis pas tout vieux. J’ai 47 ans. Je dois avoir des perspectives et pas que des questions psychologiques. Moi, je suis vraiment défaitiste. Oui, ce manque de confiance, cette dévalorisation personnelle. Tu n’as plus la même énergie, la même conviction. Tu as des énergies négatives qui te mettent des poids dans les pieds, tu n’es plus Brahim insouciant, prêt à réagir face à une injustice… » Brahim, descendant de l’immigration marocaine.

Cet ouvrage fait entrer dans la vie intime de celles et ceux qui sont assignés à une race, du fait de la couleur, l’origine ou la religion. Il s’attache aux répercussions du racisme et des discriminations sur leur santé et sur celle de leurs proches en se mettant à l’écoute de leurs souffrances, difficiles à percevoir et à entendre pour qui demeure extérieur. Il s’efforce d’en atteindre les causes, que le simple recours aux notions de racisme ou de discrimination, omniprésentes dans le débat public, ne suffit pas à établir ni à comprendre, tant il s’agit de phénomènes où chacun est juge et partie, les uns dénonçant le racisme, les autres refusant d’être qualifiés de racistes.

Pour permettre à l’expérience vécue d’être dite, en particulier ce qui est douloureux et qui peut sembler honteux, comme les humiliations, l’enquête s’est déroulée sur plusieurs années. En 2019, elle a conduit à interroger des personnes d’origine immigrée, principalement marocaine, ayant des liens anciens d’amitié et de confiance avec ceux qui ont recueilli leurs histoires. Si l’implication affective et morale est de première importance pour une enquête de ce genre, la conscience de l’enjeu politique demeure également décisive.

Au-delà d’entendre et de faire reconnaître la souffrance, il s’agit d’en discerner les causes, de mettre en lumière les processus collectifs qui fabriquent des inégalités, de l’hostilité, du mépris, du rejet. Ceci au moyen d’analyses rigoureuses, attentives à l’établissement de la preuve, et acceptant une part d’incertitude.

Les contributions, au nombre de cinq, proviennent de militants associatifs, de sociologues, de psychologues, de médecin, d’économistes. Elles font dialoguer des conceptions et des méthodes différentes dans l’analyse du monde social, en particulier concernant ce qui a trait au racisme. C’est ce qui rend ce livre original, en faisant un outil pédagogique par sa volonté de rendre explicite la façon dont les analyses sont produites. Comment, prenant appui sur les mêmes entretiens, des chercheurs impliqués, rigoureux, soucieux de la vérité, peuvent-ils proposer des analyses différentes, voire discordantes ? C’est une façon de faire appel à l’intelligence critique des lecteurs, amenés à se faire leur propre jugement, comme il en est dans la vie ordinaire, où ce qui est évident aux uns ne l’est pas pour d’autres. Pour chacune des approches, les démarches sont clairement exposées. Loin d’être des vérités auxquelles il suffirait d’adhérer, les analyses sont fabriquées par des humains ordinaires, avec leurs propres références, leurs parcours, leurs expériences particulières du monde. Ces analyses sont adossées à des références bibliographiques, ce qui fait du livre un outil de travail aussi bien pour des étudiants que pour des militants et des personnes de bonne volonté.

« Raciste, ou pas raciste ? » C’est une question courante face aux situations de type conflictuel ou inégalitaire à composante raciale. Loin d’être évidente, la réponse voit souvent les individus s’opposer, tant cette question de qui ou de quoi est raciste est un imbroglio pratique, conceptuel, moral, politique. La lecture des entretiens proposée par Daniel Bizeul est ainsi en décalage des certitudes premières de celles et ceux qui se sont exprimés. Il montre la nécessité d’une démarche de type investigatif qui prenne appui sur des scènes propres à être visualisées et interrogées, dès lors soumises à cette question : que s’est-il réellement passé ? Plusieurs situations sont examinées. Nour revit la blessure des humiliations subies par ses parents quand il était enfant, Moha reprend le déroulé d’une mise en cause inventée de toutes piècespar des policiers, Rachida dénonce des injustices au détriment de plusieurs de ses fils dans le cadre scolaire, une interne en médecine dénonce les remarques de l’un de ses professeurs qu’elle juge racistes.

Le chapitre exploré par Abdeslam Marfouk s’articule autour de trois questions : Regard des Belges sur l’immigration : que nous enseignent les enquêtes d’opinion ? Les Belges sont-ils bien informés sur l’immigration ? Est-ce que l’information objective sur l’immigration réduit le sentiment anti-immigration ?

Et, parmi ces principaux résultats, l’auteur considère que les craintes des Belges ne doivent être ni sous-estimées ni ignorées. Il est fondamental, d’après lui, que les politiciens, qui s’autocensurent sur le sujet de l’immigration, par crainte d’éventuelles représailles électorales, s’engagent plus fortement dans le débat en remettant en cause le discours qui stigmatise une composante de la population belge et alimente un climat anxiogène autour de l’immigration. Sans cet engagement, ils laissent le champ libre à la diffusion des idées racistes et xénophobes des forces anti-immigration qui sont de plus en plus ouvertement exprimées par une partie de la population.

Sarah Degée et Altay Manço font un état des lieux de la question des discriminations en milieu scolaire en se penchant sur des rapports nationaux et internationaux et en appuyant leurs développements par des témoignages d’anciens élèves. Ceux-ci rendent sensibles les conséquences d’un ressenti de discrimination en lien avec leur propre scolarité ou celle de leurs enfants, donnant à l’observation une perspective intergénérationnelle. Des réponses individuelles ou institutionnelles face à ces discriminations en termes de démocratie participative et de citoyenneté active sont également relatées et contribuent aux recommandations conclusives.

« Voile », « grand remplacement », « crise de l’intégration », « islam incompatible avec la laïcité », « choc des civilisations », etc., sont autant de thématiques qui produisent un sentiment d’humiliation même pour ceux qui rencontrent moins directement le préjugé ou la discrimination raciale du fait de leur apparence ou de leurs caractéristiques. Ce sentiment d’humiliation, mis en exergue dans la contribution de Saïd Bouamama, accentue la charge mentale sur le devenir des enfants. Stratégies de contournement, posture de retrait ou de renoncement, violences sur soi-même ou contre le groupe d’appartenance, tentations nihilistes, dégradation de la santé physique et mentale : les dégâts sont immenses et invisibilisés. Aucune constante explicative n’est décelable pour rendre compte de l’orientation vers l’un ou l’autre de ces dégâts. Sans doute faudrait-il se pencher sur les facteurs de protection dont disposent certains et pas d’autres pour faire face à l’épreuve discriminatoire. Ce qui est certain, en revanche, c’est la sous-estimation de la question des discriminations et de ses effets dans l’agenda politique et dans les agendas institutionnels.

Les analyses des expériences du racisme et de ses conséquences sur la santé des personnes racisées qui ont inspiré les contributeurs mentionnés ci-dessus sont consolidées par les arguments développés par Tilila Bathoum et Rachid Bathoum. Ils mettent l’accent sur le caractère épidémiologique de la santé croisé avec la race. Pour aborder cette question, ils ont sélectionné des recherches et des méta-analyses scientifiques publiées par la National Library of Medicine (pubmed) et Science Direct principalement développées aux États-Unis concernant les Afro-américains. Dans un premier temps, les auteurs s’intéressent à l’impact du racisme structurel sur la santé en général et sur les maladies cardiovasculaires. Dans un second temps, ils abordent le lien entre la discrimination et la santé physique, et plus particulièrement les maladies cardiovasculaires. En place d’incriminer les cultures des personnes racisées, ces analyses montrent le rôle décisif des idéologies raciales, des décisions politiques et des pratiques quotidiennes qui font bénéficier les groupes dominants de privilèges au détriment d’autres groupes en matière de santé.

Par son authenticité humaniste, le livre rend ainsi palpables les effets du racisme chez celles et ceux qui y sont exposés, notamment les immigrés et leurs descendants. Bien que souvent négligés dans les enquêtes, les effets sur la santé morale et physique, avec la survenue de maladies spécifiques, sont ici mis en lumière. Nommer et partager les expériences des inégalités raciales permet de donner corps à l’impact du racisme souvent nié ou ramené au rang des émotions individuelles. Loin d’être des incidents isolés, pouvant sembler insignifiants, ou d’être dus à la culture, la religion, une propension à la déviance, un type particulier de personnalité, les réactions hostiles ou les pratiques inégalitaires découlent de processus collectifs, ou structurels.