Par Pierre Fournier et Louise Potvin
La signification accordée au terme de participation communautaire est très variable et ceci ne relève pas seulement de simples nuances sémantiques. On peut également noter que la revue des cadres conceptuels de la participation communautaire laisse apparaître un grand vide à la source même de l’objet à l’étude, à savoir les valeurs ou les logiques qui sous-tendent cette notion. S’agit-il de la même participation communautaire quand on l’associe aux mécanismes de recouvrement des coûts en Afrique (Dumoulin et Kaddar, 1993) ou quand elle reflète la transformation des systèmes de santé dans des pays socialistes comme le Nicaragua ou la Tanzanie (New et Donahue, 1986) ? La difficulté généralement rencontrée pour caractériser la participation communautaire, de même que la diversité des orientations qui sont données au concept et à ses dimensions opérationnelles ne proviennent-elles pas également du fait que les prémisses, le plus souvent implicites, à la base de cette notion pourraient être totalement divergentes ? La nature et donc les expressions de la participation communautaire peuvent être différentes selon les valeurs qui les sous-tendent et la finalité qui lui est attribuée.
Leur identification semble un préalable indispensable, mais elle doit s’effectuer en tenant compte de ses différents contextes d’application.
Deux types de situations extrêmes semblent devoir être considérées. Celles des démocraties, généralement occidentales car c’est le mode d’organisation politique qui y prédomine, où les enjeux de la participation communautaire peuvent aller jusqu’à une redistribution du pouvoir local ou central, mais où les structures sociales et le fondement même de l’État ne seront pas remis en cause ou le seront marginalement. Par opposition, dans les contextes que l’on peut qualifier de non-démocratiques et qui sont encore l’apanage de nombreux pays en développement du Sud, la participation communautaire peut comporter des enjeux radicalement différents et autrement majeurs, tels que la redistribution du pouvoir par une modification des structures sociales qui se veut parfois radicale. Il est intéressant de noter que les perspectives des différents auteurs sont très variables selon les contextes explicites ou non auxquels ils réfèrent. Pour Brownlea (1987), dans le contexte de l’Australie ou de l’Amérique du Nord, l’enjeu principal de la participation communautaire est de remettre en question le modèle dominant du professionnalisme médical et cet auteur se situe dans une perspective consumériste. Bracht et Tsouros (1990) prennent la précaution de mentionner que leur modèle ne s’applique qu’aux contextes des pays occidentaux, car il est basé sur des relations consensuelles et non sur des situations où les enjeux peuvent conduire à des conflits sociaux importants.
A l’opposé, dans le contexte de l’Amérique Latine auquel Ugalde (1985) se réfère, la participation communautaire constitue parfois un enjeu politique d’une plus grande envergure. Elle ne peut actuellement mener à des changements profonds de la société car les régimes non
démocratiques de ces pays permettent au contraire aux gouvernants de ne pas remplir leurs devoirs les plus élémentaires vis-à-vis de la population et même d’accroître l’exploitation des plus pauvres en mobilisant de la main d’oeuvre gratuitement.
Le point de vue de Chabot et Bremmers (1988) concernant le Mali, bien que moins radical et peu inspiré de la dialectique marxiste, s’inscrit néanmoins dans la même perspective. Pour eux, le système socio-politique et un de ses sous-produits, le système de santé, ainsi que ses opérateurs n’ont, pour des raisons économiques, de pouvoir et capacités opérationnelles, ni la volonté, ni la capacité de répondre à des besoins directement exprimés par la communauté correspondant à ses véritables aspirations.
Dans les pays en développement, d’une part les enjeux internes de la participation communautaire peuvent être très variables et d’autre part, les interventions de santé sont souvent soutenues, pour tout ou partie, par des agences extérieures. Pour certaines, il peut s’agir d’un moyen d’introduire des modifications sociales que les régimes non-démocratiques ne permettent pas d’atteindre de façon pacifique. Pour d’autres, la participation communautaire est un des modes d’expression des différents groupes sociaux qui renégocient constamment leurs rapports ainsi qu’une manière d’élargir la base sur laquelle s’effectue la redistribution de la richesse matérielle. Les agences internationales et bilatérales de coopération internationale jouent un rôle particulier car elles influencent les politiques et les stratégies de la santé, ou d’autres secteurs, et ce faisant, elles introduisent des valeurs qui leur sont propres, mais que les pays en développement ne peuvent refuser au risque de voir l’aide diminuée ou supprimée.
Une autre dimension de nature plus instrumentale prévaut chez bon nombre de promoteurs de la participation communautaire et se retrouve dans plusieurs modèles, à savoir le souci de voir les interventions ou les programmes recueillir l’adhésion de la population pour que le nombre d’utilisateurs soit maximal et que l’intervention soit jugée «coût-efficace». Dans sa recomposition de la participation communautaire perçue par les professionnels de la santé au Bénin, Sagbohan (1991) note que c’est «avant tout un moyen, une stratégie voulue et recherchée pour rationaliser les services de santé et étendre la couverture en soins de santé au plus grand nombre possible à un coût qui leur soit abordable». Cette perspective cohabite également avec celle qui considère la participation communautaire comme un levier pour le développement des communautés.
Ces distinctions entre la participation communautaire de nature instrumentale et celle où les enjeux sont plus de nature politique et, à l’intérieur de cette dernière, l’ampleur des enjeux, transformation sociale ou redistribution plus consensuelle du pouvoir, nous amènent à proposer trois logiques à la base de la participation communautaire : utilitariste, démocratique et conscientisation ou renforcement de pouvoir. L’intérêt de cette distinction est que l’on doit s’attendre à ce que les manifestations (le comment), les acteurs (le qui), les lieux (le où) varient selon les perspectives dans lesquelles se situe la participation communautaire (le quoi et le pourquoi).
Conscientisation et renforcement du pouvoir populaire
La participation de type renforcement de pouvoir ou conscientisation réfère à la pensée de Freire (1974), selon laquelle les structures sociales sont oppressives et doivent être changées par les individus pour leur permettre de prendre le contrôle de leurs vies et de leurs destinées. Ce courant de pensée s’alimente au concept rousseauiste et originel de la démocratie. Il rejoint les valeurs qu’accordent Laleman et Annys (1989) à la participation communautaire, en considérant que l’augmentation du niveau de conscience doit permettre aux communautés d’introduire des changements dans les structures qui nuisent à la réalisation de leurs besoins, et que la dynamique, qui s’instaure dans le cadre d’une action de santé, doit le dépasser et s’appliquer à une gamme plus large d’actions de développement. Référant à ces principes de conscientisation et de renforcement de pouvoir, Labonté (1990) introduit une notion de gradient dans cette dynamique, qui n’est pas sans intérêt dans la perspective de caractériser et quantifier le phénomène de la participation communautaire. Il considère que le renforcement de pouvoir se développe selon un continuum sur lequel on peut identifier cinq noeuds ou étapes : le renforcement de pouvoir personnel, le développement d’un petit groupe, l’organisation de la communauté, la coalition de défense et l’action politique.
Jeu démocratique
La participation de type démocratique s’inscrit dans la perspective de l’évolution du capitalisme vers un mode d’organisation plus démocratique l’essence du capitalisme, l’accumulation de capital, restant intacte, mais la démocratie constituant le mode d’organisation politique le plus approprié car il minimise les conflits sociaux en redistribuant une partie de la richesse (Wolfe, 1977). Décrivant la participation communautaire dans un projet de fluoration en Angleterre et au Pays de Galles, Piette (1990) souligne qu’il est
nécessaire que les groupes minoritaires à risques et généralement défavorisés o u marginalisés soient représentés et actifs afin d’étendre et de protéger leurs pouvoirs. Ce genre de préoccupation nous semble décrire parfaitement la participation communautaire dans une logique de type démocratique.
Vision utilitariste
La participation de type utilitariste, sans que cette dénomination ait, a priori, de connotations péjoratives, correspond à la préoccupation qu’ont de nombreux intervenants d’améliorer l’efficacité et l’impact de leurs interventions. De nombreux programmes, de santé ou autres, se sont avérés des échecs car les services qu’ils fournissaient, et que leurs promoteurs estimaient pertinents et adéquats, n’étaient pas ou peu utilisés par la population. Tumwine (1989) relate une expérience de participation communautaire au Zimbabwe, dans laquelle la participation visait à faire adhérer la population à un programme conçu par des professionnels dont l’attitude vis-à-vis de la population était paternaliste et où la population était perçue comme non motivée, non coopérative et peu disposée à participer si elle ne suivait pas les instructions qui lui étaient données. Ce cas de figure, très fréquent dans les pays en développement, illustre la participation de type utilitariste.
Cette distinction de trois types de participation communautaire ne doit pas être vue comme établissant des frontières imperméables entre eux. Ces trois types représentent plutôt des pôles entre lesquels la dynamique de la participation évolue. Ils ne sont également pas exclusifs. Dans un essai de synthèse des principales raisons invoquées pour justifier la participation communautaire dans le secteur de la santé, Rifkin (1990) identifie quatre axes majeurs :
1) l’introduction de changements de comportements dans des milieux où la technologie médicale est peu efficace pour améliorer la santé,
2) l’amélioration de l’utilisation des services de santé qui sont généralement pas ou peu utilisés, pour cela la population doit participer à tous les stades de la planification d’une intervention,
3) la mobilisation des ressources de la communauté,
4) l’augmentation de la confiance en soi et le développement du sens de l’auto-responsabilité, particulièrement chez les plus pauvres et défavorisés, ce qui doit conduire à élargir la participation à des activités communautaires de plus grande envergure.
Les arguments 2) et 3) obéissent à une logique utilitariste, le 4) rejoint la perspective de conscientisation et de renforcement de pouvoir et le 1) ne correspond pas une dynamique communautaire, car il s’applique à des comportements individuels dont les bénéfices sont avant tout individuels à moins que, comme Labonté (1990), on accepte de considérer que cela constitue la première étape d’un processus de conscientisation qui, lui, est de nature plus sociale.les deux approches de la participation identifiés par Roark (1987) d’ « d’amorçage » et de « responsabilité » correspondent à une participation utilitariste pour la première tandis que la seconde vise l’investissement de pouvoir.
Ceci permet de définir de la façon suivante les trois types de participation communautaire. La participation qui vise l’investissement de pouvoir est basée sur la notion selon laquelle l’émergence et la satisfaction d’un besoin dans une communauté constitue une opportunité pour élargir la base des besoins et aussi des expériences positives et des moyens pour satisfaire ces besoins. C’est un processus qui permet à un ou à des groupes défavorisés de prendre conscience des forces qui les oppriment, souvent de s’organiser et de se sentir capables d’effectuer des changements, d’où le sentiment de «s’investir de pouvoir». Un certain degré de conscience politique doit être atteint avant que les individus ne se sentent concernés et capables d’apporter des changements.
La participation démocratique cherche à répondre aux principes démocratiques, c’est-à-dire la représentativité des différents groupes, les élections, la liberté d’expression, le vote et l’égalité.
Dans la participation utilitariste, la dynamique initiale est impulsée de l’extérieur et la finalité est également définie de l’extérieur. Dans ce cas, la communauté se soucie principalement de répondre aux exigences de l’agence d’exécution (ou, dans un contexte élargi, des agences gouvernementales) qui implante le projet selon sa philosophie et agit selon les contraintes des bailleurs de fonds (temps, ressources, efficacité, etc.). Un projet basé sur ce type de participation a comme point central l’extrant final : par exemple un projet de SSP aura comme finalité principale une bonne utilisation des services mis en place et, par conséquence, une réduction de la morbidité et/ou de la mortalité. On peut également noter que deux de ces trois valeurs qui sous tendent la participation communautaire correspondent à des courants historiques qui ont façonné la participation communautaire selon Midgleyet al (1986) : la logique de renforcement de pouvoir correspond au radicalisme communautaire basé sur l’idéologie marxiste et la logique démocratique aux valeurs du même nom qui renforcent le rôle du citoyen ordinaire.
(Source : Pierre Fournier, Louise Potvin : Participation communautaire et programmes de santé : les fondements du dogme, Sciences sociales et santé, juin 1995)