Par : Dominique Méda et Patricia Vendramin

 

1Dans les années 1990, plusieurs auteurs ont soutenu et mis en évidence que les jeunes constituaient une avant-garde dans la mesure où ils expérimentaient des formes de travail précaires et flexibles susceptibles par la suite de se généraliser à l’ensemble du salariat (Lefresne, 2003). Peut-on former la même hypothèse en ce qui concerne le rapport qu’entretiennent les jeunes au travail, comme si leur type de comportement constituait la première manifestation d’un nouveau rapport au travail, susceptible de se généraliser peu à peu ?

2En ce qui concerne les composantes de ce nouveau rapport, les analyses font état à la fois d’un engagement parfois soutenu, d’un souhait de la part des jeunes de voir leur subjectivité pleinement mobilisée dans le travail, de l’exigence de ressentir du plaisir au travail (Zoll, 1992), mais aussi d’une certaine démotivation, d’un rapport à l’entreprise qualifié de nomade, d’un fort matérialisme – le travail étant avant tout considéré comme un moyen, un instrument – et aussi d’un intense individualisme, radicalement différent de l’adhésion au groupe qui aurait caractérisé le rapport au travail des générations antérieures : « les jeunes se distingueraient des générations précédentes par leur investissement professionnel aléatoire et circonstanciel, leur individualisme croissant, ou encore leur infidélité chronique » (Delay, 2008).

3Jacques Hamel (2007) se demande ainsi dans les Jeunes et le travail, si le fait que « le travail, en sa qualité d’activité et de valeur, soit en perte de vitesse », ce dont témoignent « les entrevues et les sondages réalisés auprès de jeunes Américains, Britanniques, Allemands et Hollandais », est le signe avant coureur d’une transformation générale du rapport des sociétés contemporaines au travail ou est, au contraire, spécifiquement associé au jeune âge et ne constitue, dès lors, qu’une manifestation passagère accompagnant l’entrée dans la vie active. Dans sa postface au même ouvrage, Daniel Mercure (2007) propose quant à lui de considérer le rapport au travail des jeunes comme représentatif de l’ethos actuel (marqué par une quête d’épanouissement personnel, d’autonomie personnelle et sociale et d’édification de liens sociaux) : « cet ethos de vie commande un rapport au travail qui se distingue par une distanciation à l’égard de l’univers de travail » qui peut être « partiellement opposée à l’ethos de l’engagement dans le travail qui a tant marqué les générations précédentes ».

4Matérialisme ou expressivité ? Démotivation ou investissement intensif ? Phénomène spécifiquement lié à la jeunesse et à l’entrée dans la vie active ou phénomène plus précisément lié à une génération, celle qui a vu son niveau de formation s’accroître considérablement et ses conditions d’insertion se dégrader ? Comportement spécifique à une période de la vie ou à une génération ou comportement en cours d’extension à l’ensemble du salariat ? Qu’observe-t-on aujourd’hui en matière de rapport au travail pour les différentes générations qui se côtoient au travail ? C’est à présenter quelques réponses à ces questions que s’emploie le présent article, qui s’appuie notamment sur les résultats d’une recherche européenne menée par une équipe internationale au cours des années 2007 et 2008. Dans un premier moment, nous discutons la manière d’aborder l’évolution du rapport qu’entretiennent les individus avec le travail, ceci à partir de plusieurs hypothèses théoriques. Dans un deuxième temps, nous proposons un focus particulier sur l’engagement des jeunes dans le travail. Dans les parties suivantes, nous développons la perspective générationnelle.

Les déterminants du rapport au travail des générations en Europe

Comment appréhender les évolutions du rapport au travail ?

5Le rapport que les individus entretiennent avec le travail, la valeur qu’ils lui accordent, la place plus ou moins grande qu’ils souhaitent que celui-ci occupe dans leur vie ne sont pas des invariants mais sont au contraire profondément historiques. On peut faire une histoire des significations accordées au travail (Weber, 1969 ; Lalive d’Épinay, 1994) ou de la valorisation du travail (Arendt, 1988 ; Gorz, 1988 ; Méda, 1995) et tenter de comprendre ce qui détermine les évolutions, les variations, les différences et les similitudes des rapports des individus au travail, en les rapportant à des variables culturelles ou économiques, nationales ou individuelles. On peut également, pour une époque donnée, tenter de comprendre ce qui distingue différentes classes d’âge, générations, catégories socioprofessionnelles, sociétés en matière de rapport au travail. John H. Golthorpe et ses collaborateurs ont particulièrement mobilisé ce type d’investigation, dont ils ont rendu compte dans Les Ouvriers de l’abondance (Golthorpe & al., 1972), en se proposant d’analyser les déterminants de l’orientation au travail des ouvriers d’une petite ville anglaise et de comprendre, notamment, si celle-ci différait de celle des employés et des cadres. Ils ont mis en évidence que l’orientation des ouvriers était de nature principalement instrumentale.

6Quel cadre d’analyse, quelles dimensions retenir pour tenter d’appréhender le rapport au travail ? On peut retenir pour analyser le rapport actuel au travail les catégories ou les significations à travers lesquelles le travail a peu à peu été interprété à travers les siècles : on pourrait ainsi retenir la notion de Beruf ou d’éthique du devoir proposé par Christian Lalive d’Épinay (1994) à la suite de Max Weber, mais aussi la trilogie proposée par Dominique Méda (1995), qui distingue dans notre concept moderne de travail plusieurs dimensions qui se sont sédimentées au cours des siècles et coexistent donc aujourd’hui : le travail comme « facteur de production » (moyen en vue d’une autre fin), comme « essence de l’homme » et comme « système de distribution des revenus, des droits et des protections ». Cette approche est convergente avec celle que Serge Paugam (2000) propose dans « le salarié de la précarité » en retenant trois paradigmes : l’homo oeconomicus (en référence à la dimension instrumentale), l’homo faber (en référence à la tâche) et l’homo sociologicus (en référence au cadre social du travail) ou encore avec celle mobilisée par Chantal Nicole-Drancourt et Laurence Roulleau-Berger (2001) qui distinguent également les dimensions instrumentale, sociale et symbolique du travail. La dimension instrumentale fait référence aux attentes « matérielles » par rapport au travail (le salaire, la sécurité d’emploi), la dimension sociale concerne l’importance des relations humaines au travail et la dimension symbolique touche aux possibilités de développement personnel, à la capacité de s’épanouir et de s’exprimer dans son activité, à l’intérêt pour le contenu du travail, au sentiment de réussite, au niveau d’autonomie et à l’utilité sociale. Certains auteurs regroupent les dimensions sociale et symbolique en une seule dimension appelée « expressive » (Habermas, 1987 ; Zoll, 1992). Reprenant le cadre théorique élaboré par Abraham Maslow, Ronald Inglehart et Wayne Baker distinguent également les orientations extrinsèques ou matérialistes (salaire, sécurité d’emploi, prestige…) et les orientations intrinsèques ou post-matérialistes, c’est-à-dire relatives à l’épanouissement personnel tout en les inscrivant dans une perspective dynamique (Inglehart & Baker, 2000).

7Mais comment accéder à ce qu’il en est réellement du rapport des individus au travail (Méda, 2010) alors que la possession d’un emploi et la qualité de celui-ci sont devenues une des conditions déterminantes de l’estime de soi dans nos sociétés « fondées sur le travail » (Habermas, 1987), et où ce dernier, outre sa fonction manifeste – apporter un revenu –, remplit cinq fonctions indispensables : « il impose une structure temporelle de la vie ; il crée des contacts sociaux en dehors de la famille ; il donne des buts dépassant les visées propres ; il définit l’identité sociale et il force à l’action » (Jahoda, 1984). Comme le rappelaient les auteurs de l’Ouvrier de l’abondance, même si les conditions objectives d’un emploi suggèrent de sévères privations, il est difficile pour un ouvrier d’admettre que son travail lui déplaît, sans menacer en même temps son amour-propre tant, dans notre société, le travail a une forte influence sur la perception de soi. On peut tenter de contourner cette difficulté en gardant toujours présentes à l’esprit les nombreuses limites des enquêtes sur données subjectives utilisées (Jowell, 1998 ; Brechon, 2003 ; Heath & al., 2005 ; Davoine, 2007 ; Davoine & Méda, 2008), en mobilisant autant que possibles des enquêtes couplées ou des enquêtes qui permettent de confronter données objectives et subjectives (Méda, 2010), en confrontant les résultats des enquêtes sur grands échantillons et les entretiens approfondis.

Des approches culturalistes, économiques et institutionnalistes

8Comment a évolué le rapport des individus au travail ces trente dernières années, comment s’expliquent les variations spatiales et temporelles de celui-ci et quels en sont les déterminants ? Des interprétations tantôt culturalistes tantôt économiques ont été proposées. Geert Hofstede a ainsi développé une grille de lecture culturaliste (Hofstede, 2001), appliquée à la question du rapport au travail (Parboteeah & Cullen, 2003). Dans une perspective également culturaliste, Philippe d’Iribarne a souligné la singularité de la culture française, la « logique de l’honneur » française s’opposant à la logique du consensus néerlandais et à la logique états-unienne du marché (d’Iribarne, 1989). S’inspirant des théories d’Abraham Maslow, Ronald Inglehart et Wayne Baker estiment, en revanche, même s’ils reconnaissent la persistance de clivages culturels anciens dans les sociétés modernes, que le développement économique a des conséquences systématiques et dans une large mesure prévisibles sur la culture et les valeurs d’un pays (Inglehart & Baker, 2000). Ils proposent une vision dynamique des rapports au travail dans laquelle l’évolution économique tend à modifier le sens donné au travail : dans un premier temps, celui de la tradition, le travail s’inscrit dans un système de croyance et de respect de l’autorité. Il correspond alors à une « éthique du devoir », une obligation vis-à-vis de la société. Le deuxième temps correspond au développement de valeurs individualistes et rationnelles : le travail a alors une valeur instrumentale, il est recherché pour la sécurité et le revenu qu’il peut apporter. Les pays les plus riches se caractériseraient désormais par des valeurs « post-matérialistes », la sécurité économique n’étant plus une priorité, la qualité de vie et le bien-être subjectif deviennent des valeurs majeures. Dans cette perspective, le travail devrait avant tout permettre aux individus de s’épanouir. La fin du xxème siècle serait ainsi marquée par un renversement de tendance et la montée des attentes post-matérialistes : l’individu ne s’efface plus devant le collectif, son épanouissement devient une valeur centrale (Inglehart, 1990 ; Beck, 2001 ; Giddens, 1992). À mesure que les sociétés se développent, le travail perdrait donc son caractère d’éthique du devoir. Les pays se distingueraient les uns des autres selon leur niveau de développement économique, les plus développés étant les plus éloignés d’une conception du travail comme un devoir social et les plus proches d’une conception post-matérialiste du travail, ce dernier étant chargé d’attentes de nature expressives. À l’intérieur de chaque pays, les générations les plus jeunes seraient donc de plus en plus proches d’une conception post-matérialiste du travail.

9De nombreux auteurs ont souligné le caractère simpliste et mono-causal de cette grille de lecture qui fait la part belle aux variables exclusivement économiques (Davoine, 2008). Le développement économique pousse certes les sociétés dans la même direction, mais ces dernières suivent des trajectoires parallèles, marquées par l’histoire, dans le cadre d’un phénomène de dépendance de sentier. Par ailleurs, d’autres facteurs entrent en ligne pour structurer les valeurs et il importe notamment de replacer celles-ci dans leur contexte institutionnel (Haller, 2002). Ce dernier peut également façonner les attentes et les préférences : la protection sociale, par exemple, peut conduire à diminuer l’importance du travail (comme pourvoyeur de revenu). Le développement économique peut enfin ne pas être linéaire ou ne pas permettre à tous les groupes sociaux ou tous les groupes d’âge d’accéder de manière égalitaire à ses bénéfices. Dès lors, il importe d’analyser très précisément les conditions d’exercice du travail et d’accès à l’emploi des différentes catégories sociales, des hommes et des femmes, et de chaque génération, ainsi que les modalités nationales d’insertion des jeunes dans la vie active et de transition à l’âge adulte (Chauvel, 1998 ; Van Velde, 2008), qui contribuent certainement à façonner le rapport au travail et peuvent donc considérablement varier selon les pays et les époques.

10Notamment, la question des conditions d’entrée dans la vie active des différentes générations constitue un élément déterminant dans la mesure où elles déterminent largement l’ensemble de la trajectoire par un « effet de scarification ». Si une génération est définie par un événement partagé, un marqueur, par « l’esprit du temps » (Mannheim, 1928) ou par un différentiel et une image sociale qui émergent en référence, ou en opposition, par rapport à la génération précédente ou suivante, les générations économiques sont composées de cohortes assorties d’opportunités et de risques économiques spécifiques. Elles sont confrontées de manière différente au chômage de masse, à la sécurité des trajectoires, à la flexibilité, au changement des modèles organisationnels, etc. Les générations au travail sont ainsi définies en référence à des événements signifiants qui se sont déroulés durant différentes étapes historiques du capitalisme, et qui intègrent aussi des transformations de la structure sociale du travail. Certains travaux distinguent ainsi trois générations : celle des baby-boomers, née entre la Seconde Guerre Mondiale et le début des années soixante ; la génération X, née au début des années 1980, plus exposée au chômage (Coupland, 1991 ; Cannon, 1994 ; Smola & Sutton, 2002) ; la Génération Y, la plus récente, plus précaire, moins représentée collectivement, moins protégée socialement (Pirie & Worcester, 1998). Bien qu’elle soit la génération la plus qualifiée dans l’histoire et qu’elle ait le privilège d’être du bon côté de la fracture numérique, certains l’appellent la génération des Baby-losers (Keeley, 2008).

11L’observation de quelques données relatives au positionnement sur le marché du travail rend compte, avec force, de la différenciation des générations. Les données relatives aux niveaux d’éducation montrent comment, de manière convergente en Europe, le capital-formation a augmenté dans les catégories les plus jeunes et, parallèlement, comment le pourcentage de détenteurs de niveaux de formation plus faibles se réduit de manière constante au fil des générations. En matière de formation, nous nous trouvons donc dans une situation historique où la jeune génération est significativement plus diplômée que les générations précédentes. Toutefois, ce différentiel favorable en termes d’éducation n’a pas conduit, comme ce fût le cas pour les générations précédentes, à une progression sociale et une valorisation sur le marché du travail. À l’inverse, les données relatives aux taux de chômage démontrent que, quel que soit le pays concerné, les taux de chômage sont toujours plus élevés parmi les jeunes et qu’ils évoluent au gré de la conjoncture.

Une recherche européenne

12Il est impossible d’apporter des réponses définitives aux questions posées en introduction de cet article, et qui constituaient le fondement de l’interrogation de l’équipe de recherche internationale que nous avons constituée en 2007. Une réponse exhaustive nécessiterait en effet une approche multi-niveaux susceptible de rendre compte de l’effet sur le rapport au travail de l’ensemble des facteurs que nous avons évoqués. L’équipe composée de chercheurs de six pays européens a élaboré un corpus d’enquêtes et d’entretiens visant à faire se compléter enquêtes quantitatives internationales, exploitations
secondaires d’enquêtes nationales et entretiens approfondis. Menée dans le cadre d’un programme européen, financée par le 6ème PCRD et coordonnée par La Fondation Travail-Université de Namur, la recherche, intitulée Social pattern of relations to work (SPREW 1), qui avait pour ambition d’apporter quelques éclairages sur la question des différences dans le rapport au travail des générations en Europe et sur les éléments susceptibles de contribuer à les expliquer, s’est étendue sur deux ans et a impliqué des chercheurs dans six pays : l’Allemagne, la Belgique, la France, la Hongrie, l’Italie et le Portugal. Elle s’est appuyée sur des revues de littérature nationales, des exploitations secondaires d’enquêtes nationales, des exploitations d’enquêtes internationales 2et des entretiens approfondis, individuels et de groupe menés dans chacun des pays.

13Partant d’une définition des générations au travail à partir de l’expérience partagée par une cohorte d’une certaine réalité du monde du travail, les chercheurs ont distingué trois générations d’actifs dans ses analyses : les moins de 30 ans, qui constituent le groupe dit « jeune », les âgés de 30 à 50 ans, ou « la génération du milieu », et les plus de 50 ans formant le groupe des « plus âgés ».

L’engagement dans le travail des jeunes européens : les limites de l’hypothèse économique

14Comme l’explicite Lucie Davoine dans son examen des exploitations de l’enquête européenne sur les valeurs (EVS) (Davoine, 2007), les interprétations à la lettre des théories de Ronald Inglehart ne sont pas confirmées par les vagues successives de l’enquête EVS. Hans De Witte, Loek Halman et John Gelissen, qui exploitent l’EVS (De Witte, Halman & Gelissen, 2004) ne trouvent pas de corrélation systématique entre la richesse des sociétés et le fait de privilégier davantage l’épanouissement personnel, ni une inclinaison propre aux jeunes pour les valeurs post-matérialistes. Peter Ester, Michael Braun et Henk Vinken qui exploitent les trois premières vagues ne trouvent pas de diffusion exclusive des valeurs intrinsèques en Europe, ni de phénomène de convergence (Ester, Braun & Vinken, 2006). D’après leurs résultats, la génération qui a grandi pendant la crise accorderait davantage d’importance aux aspects extrinsèques du travail mais aussi aux aspects intrinsèques. Comme le précise Lucie Davoine (Davoine, 2007), et comme le confirme la recherche empirique menée dans les six pays impliqués, la distinction a priori entre valeurs matérialistes et post-matérialistes et la projection de toute une série de questions sur ces deux axes peut brouiller les résultats. Les jeunes pourraient, par exemple, accorder plus d’importance à leur salaire que leurs aînés, mais moins à la sécurité de l’emploi, qui fait également partie des aspects « extrinsèques » de l’emploi.

15Les exploitations des enquêtes développées dans le cadre de la recherche SPREW sur base des trois générations considérées dans la recherche (voir notamment Davoine, 2007 ; Davoine & Méda, 2008) mettent en évidence plusieurs résultats.

16D’abord, les plus jeunes accordent globalement autant d’importance au travail que les plus âgés : en 1999, selon l’EVS, 61% des Européens de moins de 30 ans déclaraient que le travail était très important dans leur vie, les 30 à 50 ans étant 67 % et les plus de 50 ans 53,2 % ; en 1990, ils étaient respectivement 53, 54 et 55% (cf. annexe, tableau 1).

17Cherchant à mettre en évidence, pour les trois premières vagues de l’enquête EVS (1981, 1990, 1999), l’effet d’âge (avoir moins de 30 ans) sur l’importance déclarée de chaque facette du travail après avoir contrôlé diverses caractéristiques sociodémographiques (genre, enfant(s) à charge, niveau d’éducation, catégorie socioprofessionnelle, revenu, syndicalisation, religion), Lucie Davoine montre que, toutes choses égales par ailleurs, la dimension sociale du travail (ambiance, possibilité de rencontres) est plus importante pour les jeunes, quelle que soit l’année considérée (Davoine, 2007).

18L’International Social Survey Programme confirme ces résultats, mettant en évidence que les jeunes Européens pris dans leur ensemble accordent davantage d’importance que leurs aînés aux aspects intrinsèques du travail. Sur les trois vagues de l’enquête, en 1987, 1995 et 2005, les moins de trente ans sont en effet systématiquement plus nombreux que les deux autres tranches d’âge à accorder de l’importance à l’intérêt intrinsèque du travail (cf. annexe, tableau 2). Par ailleurs, si plus de 36% des moins de 30 ans refusent de considérer qu’« un emploi est juste un moyen de gagner de l’argent et rien d’autre », les 30 à 50 ans ne sont que 22% et les plus de 50 ans, 28% (cf. annexe, tableau 3).

19Concernant la dimension intrinsèque (intérêt des tâches, possibilité d’employer ses capacités), l’ISSP 2005 montre que les moins de 30 ans sont plus nombreux que les 30 à 50 ans et les plus de 50 ans à considérer qu’avoir un emploi intéressant est important (71% contre 68% et 65%) (cf. annexe, tableau 4) et surtout à plébisciter la dimension d’utilité sociale du travail : 28% des moins de 30 ans, contre 18% des 30/50 considèrent que le fait que l’emploi permette de venir en aide à d’autres personnes et d’être utile à la société est important (cf. annexe, tableau 5). En ce qui concerne les dimensions dites extrinsèques de l’emploi, ils sont un peu moins nombreux que les 30 à 50 ans et que les plus de 50 ans à accorder de l’importance à la sécurité de l’emploi mais un peu moins nombreux que les 30 à 50 ans et un peu plus nombreux que les plus de 50 ans à accorder une très grande importance au salaire (cf. annexe, tableau 6).

20Les entretiens réalisés dans les six pays investigués confirment d’une part l’importance des dimensions expressives et sociales dans l’ensemble des classes d’âge. Ils confirment, en effet, que le travail est investi d’attentes multiples mais non exclusives : les différentes dimensions du travail ne se substituent pas l’une à l’autre, la croissance des attentes intrinsèques n’évacue pas les attentes extrinsèques. L’approche qualitative confirme l’importance de la composante instrumentale mais elle souligne également sa complexité. Le rapport au salaire est aussi investi d’une valeur symbolique ; le salaire est aussi la mesure de la valeur d’une personne, un signe objectif de reconnaissance et d’estime, un signe d’émancipation. Cet aspect est particulièrement développé par les jeunes, et notamment les jeunes Italiens pour qui l’accès à la vie indépendante est la plus retardée (Lebano & al., 2010). La recherche montre également la différenciation des attentes expressives à l’égard du travail ; certains partagent des attentes plutôt individuelles (autonomie, responsabilisation), d’autres des attentes plus collectives ou altruistes (être reconnu, faire un travail utile). La dimension relationnelle du travail est également apparue comme fondamentale, particulièrement pour la jeune génération. Néanmoins, ce rapport au groupe et au collectif prend des formes différentes. Plus que d’appartenir à un groupe social ayant une certaine résonance sociétale, ce qui semble important, c’est le besoin de faire partie d’un petit réseau de personnes qui se rencontrent tous les jours, ou au minimum régulièrement.

Trois générations au travail

21En fonction de caractéristiques objectives et subjectives et d’une expérience commune du monde du travail, trois générations se distinguent aujourd’hui sur le marché du travail : les moins de 30 ans, la génération du milieu (30 à 50 ans) et la génération plus âgée (au-delà de 50 ans). Malgré des différences intragénérationnelles significatives, notamment entre les plus qualifiés et les moins qualifiés et entre les hommes et les femmes, ces trois groupes d’âge présentent des traits communs : un mélange de forces et de faiblesses mais aussi des attentes spécifiques. Ces cohortes, amenées à se côtoyer dans la compétition professionnelle et dans le quotidien du travail, ont une vision propre des unes et des autres, construite sur des faits, des sentiments et des stéréotypes. Les personnes interviewées dans le cadre de la recherche ont ainsi été amenées à s’exprimer sur leur vision des autres groupes d’âge au travail.

Un équilibre de forces et de faiblesses

22Une génération n’est pas seulement un groupe d’âge ; c’est une cohorte qui porte aussi les marques des mutations culturelles, économiques, sociales, technologiques, voire historiques – comme la Hongrie, qui est un pays partenaire de la recherche. Le passage à l’économie de marché a mis en scène des générations socialisées dans des contextes complètement différents, notamment en ce qui concerne le travail et l’emploi. Les grandes différences entre les générations, quel que soit le pays envisagé, concernent, entre autres : l’équilibre entre le travail et les autres domaines de la vie, le sens du travail, les rôles familiaux, les nouvelles formes d’organisation du travail, la précarisation du rapport salarial et l’érosion du modèle de l’emploi à vie, les compétences, notamment dans le domaine des technologies de l’information et de la communication (TIC). De nombreuses approches des générations dans le monde du travail, notamment dans le champ du management, se limitent souvent aux différences culturelles.

23Si d’autres variables interviennent pour façonner le rapport au travail, comme le genre ou le niveau d’éducation, les générations apparaissent « objectivement » assez différentes de ce point de vue. Ainsi, avec peu de différences entre les pays, les générations occupent des positions spécifiques sur le marché du travail. Les jeunes (les moins de 30 ans) sont les plus exposés à la précarité et au chômage mais ils bénéficient d’un avantage en termes de formation et de compétences TIC. La génération du milieu (30 à 50 ans) bénéficie généralement d’une position stable sur le marché du travail mais elle est la plus largement confrontée aux difficultés de conciliation entre travail et hors travail, particulièrement les femmes. Les plus âgés (la génération des plus de 50 ans), lorsqu’ils sont toujours au travail, sont ceux qui bénéficient des hauts salaires, de la sécurité et ceux qui sont les mieux représentés par les syndicats. Ils sont aussi les plus exposés en cas de restructuration et leurs qualifications sont plus souvent menacées d’obsolescence.

24Au-delà des différences objectives de situations, ces trois générations sont également porteuses d’attitudes et d’attentes particulières à l’égard du travail. Les jeunes demandent davantage de protection sociale et des salaires plus élevés mais aussi plus de liberté et d’opportunité de développement personnel. La génération du milieu réclame un support de la société et de l’entreprise pour mieux concilier travail et famille mais aussi des mesures en termes de formation continuée dans une perspective d’allongement de la vie active car les travailleurs d’âge médian sont conscients d’être « les futurs travailleurs âgés ». La génération plus âgée attend, quant à elle, une meilleure reconnaissance de l’expérience mais aussi une adaptation des conditions de travail compatible avec le vieillissement.

25Si les générations se distinguent, tant pour des raisons objectives que subjectives, les chercheurs, dans chacun des pays, n’ont pas constaté de véritable conscience d’appartenir à une génération ni perçu les prémisses d’un éventuel conflit de générations. L’absence de conscience d’appartenir à une génération ne permet pas de devenir une unité générationnelle au sens de Karl Mannheim (2005, 1ère édition 1928) et de se poser en acteur de changement social. D’autres facteurs paraissent plus déterminants dans les cultures de travail comme le genre, le type de métier, le grade hiérarchique ou encore le type d’organisation De plus, dans certains endroits, les jeunes ne partagent pas les mêmes lieux de travail que les plus âgés. Néanmoins, en termes de conditions de travail, il y a des différences objectives entre les générations qui pourraient, dans l’avenir générer des incompréhensions, voire des tensions. Des mouvements de révolte de jeunes dans le Sud de l’Europe, surnommés les « milleuristes » (Espido, 2006), en Grèce, Italie, Espagne, notamment sont peut-être les prémisses d’une conscience générationnelle émergente.

26Les jeunes et les âgés se disent confrontés à un problème identique : le manque de reconnaissance au travail. Les jeunes se sentent sous-évalués au regard de leur effort de formation et les plus âgés se sentent sous-évalués au regard de leur expérience ; d’une manière générale, c’est le statut de l’expérience dans le monde du travail qui semble remis en question. La valeur de l’expérience a diminué ces dernières années, à la fois suite à des changements objectifs (technologiques, entre autres) mais aussi en tant que valeur en soi et, aujourd’hui, l’innovation (associée à la jeunesse) supplante la valeur de l’expérience (associée à l’avancée en âge).

27La génération du milieu est la plus « invisible » mais peut-être la plus problématique dans l’avenir. Elle est celle qui est la plus susceptible de bénéficier des prestations de sécurité sociale, des emplois stables et des bons salaires (sauf quelques exceptions). Cependant, elle se sent souvent menacée, d’une part par la dérégulation croissante du marché du travail et d’autre part, par son déficit de nouvelles compétences par rapport aux jeunes travailleurs. Cette cohorte est un peu envieuse des collègues plus âgés qui bénéficient encore de plans de préretraite et des collègues plus jeunes, plus à l’aise dans la société flexible et numérique.

Les jeunes sont-ils différents ?

28Au-delà d’une diversité intra-générationnelle et malgré l’absence d’une conscience générationnelle, il semble que la jeune génération soit peut-être en train de dessiner les traits d’une nouvelle conception du travail. D’une manière générale, la jeune génération est plus concernée par le changement dans le rapport au travail, par la croissance des valeurs expressives et post-matérialistes. Ceux qui se sont investis dans les études sont plus demandeurs et ont des attentes plus élevées en termes de développement personnel à travers le travail. Les jeunes sont plutôt passionnés par rapport au travail et ils ont des attentes élevées (tant matérialistes que post-matérialistes) en ce qui concerne leur emploi mais en même temps, ils accordent une grande importance à d’autres choses dans leur vie. La jeune génération confirme l’évolution vers une conception « polycentrique » de l’existence, c’est-à-dire une conception de la vie et un système de valeurs organisés autour de plusieurs centres (le travail, la famille, les relations amoureuses, les loisirs, l’engagement…), l’équilibre des centres appartenant à chacun. Les jeunes recherchent une cohérence entre le travail et la vie en termes de sens et de valeurs, ce qui les amène, relativement souvent, à préférer l’insécurité dans un emploi qui a du sens plutôt que la stabilité dans un travail qui n’en a pas. Ils ont moins peur de l’instabilité que les générations précédentes ; ils semblent envisager la précarité comme un événement « normal » mais transitoire.

29Cette contestation de la place hégémonique du travail peut s’expliquer par différents éléments dont : un niveau d’instruction plus élevé ; une plus grande volonté chez les jeunes hommes, par comparaison avec leurs homologues plus âgés, de limiter l’impact du travail avec l’arrivée d’un premier enfant ; le refus de reproduire un modèle parental centré exclusivement sur le travail ; les désillusions liées aux phénomènes de déclassement.

30Le genre reste une variable pertinente pour comprendre les changements générationnels, avec en corollaire des changements dans la culture familiale et une importance croissante de l’enjeu de conciliation travail/famille, tant pour les hommes que pour les femmes. La jeunesse au travail rend ainsi compte d’un rapprochement des modèles de genre en matière d’engagement dans le travail, c’est-à-dire une féminisation du modèle masculin et une masculinisation du modèle féminin. L’orientation au travail des jeunes hommes semble plus guidée par des finalités expressives. Ils choisissent leur travail en fonction de leurs intérêts et leurs passions, plus que les générations plus âgées. Ils attachent aussi de l’importance à construire des relations humaines satisfaisantes au travail. De plus, ils changent également leur rôle par rapport à la paternité. Ils sont plus présents dans leur famille et plus engagés dans les activités de soins avec leurs enfants. Même si la distribution des rôles reste toujours très inégale entre hommes et femmes, cet engagement nouveau des hommes dans la famille augmente avec le niveau d’éducation du partenaire masculin et également dans les familles dans lesquelles les deux partenaires sont actifs. Pour les jeunes femmes, le travail ne représente plus un instrument d’émancipation – comme il l’était pour les générations antérieures – puisque celle-ci leur est déjà garantie, même si les discriminations de genre et les ségrégations sur le marché du travail persistent. Le travail devient de plus en plus un élément essentiel sur lequel elles construisent leur identité sociale et à partir duquel elles obtiennent des satisfactions et des gratifications personnelles. Elles ont, à présent, des niveaux élevés d’éducation, souvent supérieurs à la moyenne de ceux des hommes de leur génération. Elles sont très motivées à s’engager dans des carrières. Toutefois, si cette tendance est dominante, nous avons a pu constater également des signes de retraditionalisation des rôles (père nourricier et mère), notamment dans les pays où la concurrence intra-générationnelle est très forte au sein de la jeune génération (Hongrie, Italie).

Regards croisés des générations

31Dans le cadre d’entretiens narratifs et de focus groupes multi-générationnels, les personnes rencontrées ont été amenées à exprimer leur vision des générations au travail. L’analyse des interviews fait ressortir cinq thématiques.

32Les aptitudes et les attitudes différentes en matière de TIC sont souvent le premier élément qui apparaît quand des questions sont posées à propos des générations. Il est toutefois intéressant de remarquer que seulement deux groupes d’âge abordent la question des aptitudes à travailler avec des TIC : les moins de 30 ans et les plus de 50 ans. Cette discussion semble ne pas concerner le groupe d’âge moyen. Ceci s’explique en partie par la courbe de diffusion et d’appropriation des TIC ces vingt dernières années. Il y a un certain accord concernant les capacités respectives des jeunes et des plus âgés dans le domaine des TIC. Les jeunes travailleurs se perçoivent, et sont perçus par les travailleurs plus âgés, comme étant plus compétents tandis que les travailleurs plus âgés se perçoivent, et sont décrits par les jeunes travailleurs, comme moins compétents et réticents en matière de TIC.

33Les travailleurs plus âgés sont la dernière génération qui a passé une partie significative de sa vie professionnelle sans être confrontée aux TIC. Ils ne les ont pas apprises quand ils étaient jeunes et elles ne faisaient pas partie de leur environnement privé. Ils ont dû en apprendre l’usage plus tard, au travail, sans apprentissage préalable, à une période où les interfaces n’étaient pas très conviviales et quand les TIC étaient suspectées d’être responsables de licenciements massifs dans de nombreuses industries et de grandes administrations. Les TIC sont ainsi, pour la génération plus âgée, le symbole de tous les changements majeurs qui ont eu lieu dans le monde du travail durant ces vingt dernières années : changement dans les modèles organisationnels, émergence des entreprises réseaux, externalisation, développement des services, automatisation des tâches informelles, codification des tâches, polyvalence et flexibilité. Les TIC sont, dans une certaine mesure, l’emblème de vingt années de mutation, même si leur rôle déterminant peut-être discuté. Les divergences qui peuvent apparaître autour de la capacité à vivre avec les TIC au travail peuvent être comprises comme une opposition entre deux ères du capitalisme (Boltanski & Chiapello, 1999) et entre deux contextes de travail radicalement transformés.

34La question des « attitudes » à l’égard du travail et de l’emploi est le thème le plus longuement développé par les salariés interviewés. De manière remarquable, les jeunes travailleurs abordent peu ce thème alors que leurs propres attitudes sont discutées par leurs aînés, d’age médian et plus âgés. Ceux-ci voient la jeune génération comme très différente des autres générations et ils identifient cette différence en termes de « motivation » : les jeunes travailleurs manqueraient d’initiative et d’enthousiasme dans leur travail et leur intérêt serait essentiellement instrumental.

35Les explications relatives au niveau de motivation de la jeune génération sont suggérées et développées autour de deux axes. Le premier axe concerne les changements culturels : l’éducation, le confort des politiques sociales, les changements de valeurs. Le second axe touche au contrat psychologique qui relie l’entreprise et les salariés. Les jeunes travailleurs doivent vivre dans le court terme et l’insécurité ; ils doivent dessiner eux-mêmes leur trajectoire professionnelle. Dès lors, ils n’ont pas la même loyauté envers l’employeur ; les salariés plus âgés interprètent ceci comme un déficit de motivation. Dans le propos d’autres individus (en nombre plus restreint), le point de vue s’inverse tout en empruntant également au registre de la motivation. Les travailleurs âgés sont, eux aussi, parfois décrits comme blasés, indifférents, peu concernés, tandis que les jeunes travailleurs sont alors perçus comme motivés et représentant du sang neuf pour l’organisation.

36Viennent ensuite les discours relatifs aux trajectoires ; ilssont ambivalents. Les changements, de ce point de vue, sont évidents : les trajectoires de vie et les trajectoires professionnelles des jeunes travailleurs se différencient de celles des autres générations de travailleurs. Chacun souligne des différences ; toutefois, ce sont principalement les travailleurs plus âgés qui soulignent les particularités dans les trajectoires de chaque groupe d’âge. Ils ont à ce propos des positions ambiguës : d’une part, la vie est décrite comme étant plus facile pour les jeunes travailleurs mais d’autre part, ils décrivent leur statut (pas leur travail lui-même) comme étant extrêmement difficile par rapport à ce qu’ils ont connu quand ils sont entrés sur le marché du travail trente ans plus tôt. Les différences sont relevées à tous les moments de la trajectoire : l’éducation, la formation, l’entrée dans la vie active, la construction d’une famille, les conditions de travail.

37L’insécurité du travail est souvent mise en avant comme étant un changement significatif dans les cadres du travail. Lorsqu’ils parlent de leur insertion, les travailleurs âgés disent combien il était facile d’avoir une carrière, quel que soit le niveau d’éducation ou de qualification. Aujourd’hui, ils constatent la perte de prestige du diplôme, les régulations politiques qui retardent l’insertion des jeunes, la flexibilisation du travail. L’entrée dans le travail leur apparaît de plus en plus individualisée et hasardeuse.

38La qualité des relations sociales au travail est une dimension importante pour tous les groupes d’âge et ce dernier n’apparaît pas comme un obstacle à de bonnes relations sociales. Généralement, le mélange des générations est considéré comme quelque chose de positif pour les organisations. De l’avis des jeunes travailleurs, l’homogénéité des groupes d’âge est préférable pour les relations informelles mais l’âge n’a pas d’importance quand il s’agit de travailler ensemble. L’âge est visible dans les discussions informelles où se manifestent des intérêts communs, qui confortent une ambiance et créent une harmonie à l’intérieur des équipes. Dans certaines entreprises, le management, attentif à cette dimension sociale du travail, entretient la motivation des jeunes salariés à travers l’homogénéité des groupes d’âge et l’ambiance de travail. Cette dernière est supposée « compenser » la fragilité des statuts et la faiblesse des salaires proposés aux jeunes travailleurs.

39Une autre dimension importante, plus souvent citée par les travailleurs âgés, concerne l’opposition entre individualisme et solidarité. L’analyse communiquée est que le monde du travail devient de plus en plus individualiste et que la solidarité est en déclin, pour différentes raisons liées aux individus mais aussi à la société dans son ensemble. Toutefois, ce constat est extrêmement ambigu car tout en disant cela, les individus mettent en avant des récits qui démontrent la vivacité du lien social au travail. Les discussions relatives à la solidarité concrétisent la rencontre entre deux conceptions de l’entreprise auxquelles sont associés des groupes d’âge différents. La plupart des trajectoires des travailleurs âgés se sont construites dans des entreprises communautaires tandis que les jeunes travailleurs arrivent sur le marché du travail avec une conception de l’organisation ouverte, un modèle promu à travers l’éducation, dans les médias et au niveau politique.

40Les compétences et les méthodes de travail sont un dernier thème développé dans les narrations. Dans le quotidien du travail, les travailleurs âgés sont décrits comme étant plus structurés, plus logiques, plus organisés, moins excessifs, plus sereins. Ils apportent leur sagesse dans le travail quotidien. Ces attitudes sont vues comme le produit de l’expérience. À l’inverse, les jeunes travailleurs sont décrits (par les jeunes travailleurs également) comme étant excités, bavards, impulsifs et bouillonnants. En matière d’efficience, les travailleurs âgés ne sont pas considérés comme étant moins performants ; ce sont le temps et l’expérience qui rendent efficients.

41Le capital de connaissances et le transfert de connaissances sont des thèmes-clés. Il y a différents points de vue sur ces questions. Certains jeunes travailleurs déclarent qu’ils doivent prendre l’initiative et adresser des questions aux travailleurs plus âgés sinon la démarche ne se fera pas spontanément. Pour d’autres, l’échange de connaissances est naturel ; il vient spontanément à travers la coopération, lorsque l’organisation et les rythmes de travail permettent cette coopération et lorsque la jeune recrue n’est pas perçue comme étant de passage ou confinée dans des tâches périphériques. Certains interviewés notent également que la transmission de connaissances n’est pas seulement une affaire d’âge. Le nouvel arrivant est toujours en situation d’apprentissage et ce n’est pas toujours un jeune travailleur. Enfin, si l’expérience appartient aux travailleurs plus âgés, les méthodes de travail changent et dans ce domaine, les jeunes travailleurs semblent être plus à la pointe. La transmission des connaissances se fait alors du plus jeune vers le plus âgé. La transmission des connaissances n’est pas vécue comme un phénomène unidirectionnel.

42En dépit de visions réciproques parfois peu complaisantes, les propos des salariés interviewés, toutes générations confondues, ne permettent pas de soupçonner l’existence d’un conflit générationnel latent. Dans les six pays investigués, les relations entre groupes d’âge ne sont pas marquées par une conscience générationnelle, particulièrement pour la jeune génération, bien que les trois générations apparaissent assez différentes tant du point de vue de leurs attitudes subjectives et attentes que de leurs conditions objectives de travail. Ni tension sur les lieux de travail, ni formes de rébellion sociale n’ont été observées, même si l’hypothèse d’un conflit de générations a été théorisée il y a plus d’une dizaine d’années (Chauvel, 1998). L’ambivalence est peut-être ce qui caractérise le plus les échanges intergénérationnels (Richter, 2010) : la distance en même temps que la proximité, la concurrence dans certains champs (le travail) et la solidarité dans d’autres (la famille). L’ambivalence peut expliquer l’absence de conflit malgré la présence d’iniquités entre les âges au travail, en matière de qualité de l’emploi, de revenu et de protection sociale.

Conclusion

43à travers une approche générationnelle du rapport au travail, cet article s’est intéressé à l’hypothèse d’un nouvel ethos du travail dont les jeunes seraient l’avant-garde. Il s’est ensuite intéressé à la manière dont coexistent différentes générations au travail. D’un point de vue global, les jeunes ne se distinguent pas des autres générations en ce qui concerne l’importance accordée au travail. Ils accordent au moins autant d’importance au travail que leurs aînés. Ils se distinguent des autres générations par l’intensité de leurs attentes et par une certaine distance par rapport à la centralité du travail. Les jeunes accordent davantage d’importance aux aspects extrinsèques du travail mais aussi aux aspects intrinsèques et particulièrement à la composante sociale du travail. En même temps, la jeune génération confirme l’évolution vers une conception « polycentrique » de l’existence, c’est-à-dire une conception de la vie et un système de valeurs organisés autour de plusieurs centres (le travail, la famille, les relations amoureuses, les loisirs, l’engagement…). Elle rend compte également d’un rapprochement des modèles de genre en matière d’engagement dans le travail, les jeunes hommes et les jeunes femmes ayant des rapports à la carrière et à la conciliation travail/famille qui se ressemblent de plus en plus.

44Une génération n’est pas seulement un groupe d’âge ; c’est une cohorte qui porte aussi les marques des mutations culturelles, économiques, sociales, technologiques, voire historiques. En fonction de caractéristiques objectives et subjectives et d’une expérience commune du monde du travail, trois générations se distinguent aujourd’hui sur le marché du travail. Au-delà des différences objectives de situations, ces trois générations sont également porteuses d’attitudes et d’attentes particulières à l’égard du travail. Toutefois, en dépit de visions réciproques parfois peu complaisantes, la recherche ne laisse pas soupçonner l’existence d’un conflit générationnel latent. Elle constate plutôt une ambivalence dans les relations intergénérationnelles (distance dans un champ et proximité dans l’autre) qui semble expliquer l’absence de conflit malgré la présence d’iniquités entre cohortes.

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Notes

1  www.ftu-namur.org/sprew

2  Les enquêtes sur les valeurs des Européens, European Values Study (EVS). L’enquête couvre aujourd’hui 45 pays. Elle comprend quatre vagues : 1981, 1990, 1999, 2008.
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Référence électronique

Dominique Méda et Patricia Vendramin, « Les générations entretiennent-elles un rapport différent au travail ? », SociologieS [En ligne], Théories et recherches, mis en ligne le 27 décembre 2010, consulté le 25 janvier 2014. URL : http://sociologies.revues.org/3349