Par : Mircea Vultur
Concept fortement usité dans la sociologie de langue française, la précarité prend aujourd’hui de plus en plus de place dans le débat public et dans les recherches universitaires qui se sont développées autour de ce thème à la suite des transformations contemporaines du monde du travail.
L’apparition du thème de la précarité dans l’espace public et scientifique est due notamment au renforcement des inégalités, depuis les années 1980, conséquence de nouvelles stratégies d’entreprise (Mercure, 2001, 2003), de la flexibilisation du marché du travail ainsi que de l’émergence et de la généralisation des formes d’emploi atypiques. Dans plusieurs pays, et principalement en France, le concept de précarité est aujourd’hui bien établi dans la rhétorique institutionnelle et médiatique, dans les représentations individuelles et collectives et dans les analyses sociologiques du monde du travail.
2Dans cette note de recherche, j’interrogerai le contenu de ce concept et son adéquation à la réalité du monde du travail contemporain de même que son opérationnalité dans les recherches sociologiques. Mon objectif n’est pas de nier l’existence de la précarité comme phénomène social ou d’en contester son importance, mais de dissiper certaines fausses évidences que les discours du sens commun et certaines analyses appartenant au champ de la sociologie mobilisent à propos de la précarité, et d’attirer l’attention sur l’application abusive de ce concept à des situations qui ne recouvrent pas, dans tous les pays, le contenu qu’on leur attribue.
3De manière générale, la précarité apparaît comme une catégorie qui recouvre les situations sociales à problème ; elle s’applique à des populations mal pourvues en termes de statut, de revenu, d’accès à l’emploi et à l’éducation ; elle réfère aussi au « risque » de dégradation de la situation sociale des individus et à l’« incertitude » de leur parcours de vie (Bresson, 2007). Pour certains auteurs comme Robert Castel, la précarité renvoie à une déstabilisation générale de la société (Castel, 1995) ; pour d’autres, comme Luc Boltanski et Ève Chiapello, la précarisation signifie le processus de dualisation du salariat et de segmentation du marché du travail (Boltanski & Chiapello,1999), tandis que pour d’autres comme Chantal Nicole-Drancourt, la précarité renvoie aux trajectoires fragmentées des personnes dans l’emploi (Nicole-Drancourt,1990). On a donc affaire à un concept large, à définition floue, insaisissable, ce qui facilite son utilisation acritique dans les analyses sociologiques (Barbier, 2005).
4Appliqué au champ du travail, le concept de précarité comporte plusieurs dimensions et ses frontières sont arbitraires, impliquant une combinaison de facteurs comme l’instabilité, la discontinuité, l’incertitude, le manque de protection sociale (associé à un faible taux de syndicalisation), l’insécurité et la vulnérabilité économique (Rogers, 1989). Divers auteurs (Beaud & Pialoux, 1999 ; Lévy, 2003 ; Eckert, 2006) ont donné des illustrations de ces phénomènes qui touchent prioritairement, mais pas exclusivement, les jeunes, les personnes non qualifiées et les femmes. Ces catégories subissent, à la fois, la précarité de l’emploi liée à la nature juridique du contrat de travail et la précarité du travail qui se traduit par une absence d’intégration dans la communauté professionnelle, par un manque de reconnaissance salariale, par une non-satisfaction par rapport au poste occupé, etc. (Paugam, 1991). Dans les analyses sociologiques de divers aspects du monde du travail et dans les discours publics, ces deux types de précarité sont associés, dans la plupart des cas de manière indifférenciée, à toutes les formes d’emploi regroupées sous le vocable d’ « atypiques ». Le lien entre ces formes d’emploi et le phénomène de précarité constituera l’objet principal de mon propos.
Précarité et travail atypique : le sens d’une corrélation
5Depuis les années 1980, dans l’ensemble des pays occidentaux, on a vu se multiplier les emplois dits atypiques, c’est-à-dire les emplois associés aux statuts qui ne correspondent pas à la définition traditionnelle du salarié : une personne qui travaille pour un seul employeur dans une relation de subordination, sur les lieux de l’entreprise et pour une durée indéterminée. En France, ces emplois correspondent principalement aux contrats à durée déterminée (CDD) et à l’intérim ; dans des pays comme le Canada, ils réfèrent au travail à temps partiel, à l’emploi à durée déterminée, au travail temporaire, au travail occasionnel, au travail sur appel parfois accompagné d’une astreinte, au travail obtenu par l’intermédiaire d’une agence de placement de personnel. Ces formes de travail qui se diffusent notamment par l’intermédiaire des nouveaux entrants sur le marché du travail sont non seulement devenues numériquement importantes, mais elles constituent, pour plusieurs personnes et notamment pour une grande partie des jeunes qui accèdent à l’emploi, leur façon de participer au marché du travail durant une large partie de leur vie active, sinon durant la totalité de celle-ci.
6Le phénomène d’émergence du travail atypique et son impact sur les individus peut être analysé sous l’angle de la « flexibilité » du marché du travail, mais il apparaît fortement dominé dans le champ de la sociologie par des analyses en termes de « précarité ». Ces analyses postulent que les emplois atypiques qui dérogent d’une manière ou d’une autre de la norme propre à la période précédente correspondent avant tout aux « emplois précaires ». En France par exemple, les titulaires de contrats à durée déterminée (CDD), de contrats saisonniers, les intérimaires et les travailleurs informels sont souvent définis comme « précaires » au regard de l’emploi. Dans d’autres pays, l’angle d’approche tend à devenir identique et, même si de manière embryonnaire, on constate une propension à parler de plus en plus d’ « emplois précaires » (Vosko, 2006 ; MacDonald, 2009). Aux yeux de ceux qui utilisent cet angle d’approche, ce sont des situations déviantes par rapport aux conditions du modèle fordiste dans lequel le contrat de travail permanent constituait le lien principal entre le rôle de l’individu dans la production et sa place dans la distribution ainsi que la garantie de sont intégration sociale (Offe & Deken, 2001). L’extension de ce terme à l’ensemble des nouvelles formes d’emploi atypiques m’apparaît toutefois problématique ; l’hétérogénéité de ces formes d’emploi et des caractéristiques des individus qui les occupent rendent cette extension abusive. Voici quelques éléments d’argumentation qui soutiennent ma position.
7D’abord, constatons que les différentes formes de travail atypiques n’ont pas les mêmes fonctions dans tous les pays. On peut ainsi observer que dans des pays très administrés (corporatistes, dans la terminologie de Gøsta Esping-Andersen, 1999), comme la France par exemple, la prolifération de ce type d’emploi reflète les tentatives des employeurs d’échapper à l’emprise de la loi et relève plutôt de logiques dérogatoires. Le phénomène résulte de l’existence de règles juridiques ou syndicales qui confèrent à certaines catégories de travailleurs des avantages en termes de rémunération ou de sécurité de travail dont le coût est tel qu’il oblige les entreprises à embaucher d’autres travailleurs dans des situations inférieures, à faire appel à des travailleurs « atypiques » qui n’ont pas les mêmes privilèges que les « permanents ». Dans d’autres pays, comme le Canada ou la Grande-Bretagne, le travail atypique constitue une composante stable du fonctionnement des entreprises, la flexibilité de l’emploi étant le principe directeur de la quasi-totalité des relations de travail. Dans ces pays, le travail lié à un contrat déterminé n’est pas très différent d’un contrat à durée indéterminée, le lien juridique particulier ne pouvant pas indiquer si une personne est précaire ou pas. La distinction entre les catégories françaises CDD, CDI, etc. n’a pas grand sens au Québec, au Canada ou en Grande-Bretagne et aux États-Unis.
8Dans cette perspective, si l’on concède que le concept de précarité peut être utilisé légitiment dans des pays où les emplois permanents sont beaucoup plus protégés par rapport à d’autres types d’emplois, on ne peut pas parler en même termes pour des pays où le marché du travail est plus ouvert et où chacun vend sa force de travail selon une logique de l’offre et de la demande. On ne peut pas appréhender de la même manière la situation des individus en emploi dans des pays comme la France qui se caractérise par un marché du travail plus protégé et qui offre des garanties solides et des droits aux salariés qui sont à l’intérieur du marché du travail protégé et celle des pays comme le Canada ou la Grande-Bretagne qui, analysés avec la même unité de mesure, nous forcerait à faire le constat d’une précarité généralisée.
9En deuxième lieu, l’approche du travail atypique en termes de précarité accorde trop d’importance au statut d’emploi, à une relation d’emploi normale, dans un certain contexte. L’emploi précaire est ce qui n’est pas normal en rapport à une référence légale de base. Or, cette référence n’est qu’un élément parmi d’autres qui ne reflète pas la qualité de l’emploi. Ainsi, on ne peut pas considérer, par exemple, qu’un emploi à temps plein dans le secteur des services offre nécessairement aux individus en début de carrière de meilleures perspectives professionnelles qu’un emploi à temps partiel dans le secteur de la haute technologie ; comme on ne peut pas considérer qu’un emploi dans le secteur de la haute technologie est qualitativement supérieur à un emploi du secteur des services.
10Conséquemment, on ne peut pas postuler des situations de précarité à partir du fait d’exercer tel ou tel type d’emploi dans tel ou tel secteur ou même du fait d’être au chômage. Le travail à temps partiel par exemple, peut être considéré par certains comme une étape de leur trajectoire professionnelle afin d’accéder à un emploi à temps complet. D’autres, notamment les jeunes en début de carrière, acceptent ce type de travail dans une logique de « tâtonnement », comme un moyen pour s’assurer que leur engagement professionnel futur sera satisfaisant ; d’autres encore, parce qu’ils sont pris dans des engagements sociaux divers, allant de l’implication auprès de la famille à l’implication communautaire. Ce type de « précarité » liée à l’exercice d’un type d’emploi peut être considéré, dans certaines situations, comme un fait positif. Le même constat peut être fait à propos du chômage qui n’affecte le parcours professionnel que s’il devient durable. Chez les jeunes, les périodes de chômage de courte durée peuvent correspondre à une consommation de loisirs ou d’expériences de vie considérées plutôt comme des préludes à une installation définitive dans la vie professionnelle qu’à une absence d’emploi. D’ailleurs, le lien entre le chômage et la trajectoire d’insertion professionnelle n’apparaît ni massif, ni régulier et il ne semble pas y avoir un rapport direct, à long terme, entre le chômage de courte durée (pendant les études ou à la sortie de l’école) et la réussite socioprofessionnelle. Des études américaines (Ellowood, 1982) ont démontré qu’à niveau de scolarité, de rendement académique et d’autres caractéristiques individuelles identiques, le chômage de courte durée n’entraîne pas en lui-même des effets négatifs sur le parcours socioprofessionnel des jeunes dans les années qui suivent. C’est seulement le retard encouru dans l’acquisition de qualifications et d’expérience à la suite d’un chômage prolongéqui peut abaisser sensiblement la réussite socioprofessionnelle et le profil de carrière d’un jeune. Le chômage de courte durée, qui est dans la période actuelle de probabilité relativement élevée, fait partie de la trajectoire d’insertion des jeunes et a, dans plusieurs pays, un caractère frictionnel lié à la période entre deux emplois. Dans les conditions où la transition école-travail semble être bien plus un processus qu’un événement portant une date précise, la récurrence du chômage à travers la multiplication des expériences professionnelles ne constitue pas nécessairement un élément de précarité. Par contre, si l’on considère que le chômage est dépendant du comportement des individus et si l’on met l’accent sur la valeur de la recherche d’emploi, les allées et venues sur le marché du travail peuvent être bénéfiques. Dans les conditions où le marché du travail se caractérise par des insuffisances d’information aussi bien du côté des employeurs que du côté des demandeurs d’emploi, une période de recherche de travail est synonyme d’acquisition de connaissances et pourrait être vue comme un investissement productif.
11De même, il faut constater que les caractéristiques des travailleurs qui occupent des emplois atypiques varient fortement. Par exemple les travailleurs à contrat caractérisés par une haute qualification et qui sont engagés par des entreprises pour des besoins spécifiques ne peuvent pas être classés dans le même groupe de « précaires » que les non-qualifiés contractuels situés en marge du marché du travail. Les premiers, qui ont des compétences plus élevées que l’ensemble des travailleurs d’une entreprise, peuvent se trouver facilement un autre emploi, bénéficient d’une forte considération professionnelle et d’une marge d’autonomie importante dans l’exercice de leur travail. La même logique est appliquée aux travailleurs autonomes. Ils sont considérés comme précaires parce qu’ils ne disposent pas des protections sociales formelles et ont des positions marginales par rapport à la forme dominante d’emploi, celle de salarié, ce qui s’observe particulièrement dans des pays comme la Grande-Bretagne, les États-Unis ou le Canada (Green, 2006 ; Bernier, 2007). Mais ce manque de protection formelle, l’instabilité et l’insécurité qui caractérisent leur emploi ne reflètent pas une situation de précarité si l’on prend en compte par exemple, le revenu et la satisfaction au travail. Ces travailleurs ont souvent des revenus supérieurs et une plus forte satisfaction au travail que les employés traditionnels. Leur situation ne peut donc pas être considérée uniquement sous l’angle du contrat juridique et des protections formelles, mais elle doit être également rapportée à des facteurs liés au contexte et au contenu du travail.
12Ces situations illustrent le fait que le stéréotype de la précarisation par l’« atypisation » des emplois masque de fortes différences statutaires qui ne sont pas toujours à l’avantage des salariés permanents à temps plein. La complexité du travail atypique impose donc de ne pas faire l’hypothèse que le statut d’emploi est plus important que la qualité de l’emploi pour le bien-être au travail. La flexibilité du travail qui a mené au développement de formes de travail atypiques n’est pas, dans tous les cas, synonyme de précarité.
13En troisième lieu, l’approche du travail atypique comme emploi précaire apparaît problématique si l’on considère l’expérience subjective des individus et notamment leur réaction à ce phénomène. Ce type de travail correspond à certaines valeurs partagées par la population active et notamment par les jeunes sur le plan de l’autonomie, de l’aménagement du temps de travail, de l’indépendance et du contrôle de l’activité professionnelle. Au Québec par exemple, on constate le développent de plus en plus fort de formes de travail atypiques choisies et non subies et les chiffres sont illustratifs à cet égard : entre 1997 et 2005, l’emploi à temps partiel choisi a augmenté de 23,3% à 28%, tandis que l’emploi à temps partiel involontaire à diminué de 36,5% à 25,7%. Il y a plus d’individus qui travaillent à temps partiel par choix (28%) que d’individus qui occupent ce type d’emploi de manière involontaire (25,7%) (Institut de la statistique du Québec, 2007).
14De même, la flexibilité de l’emploi est appréhendée, notamment par les jeunes, avec un feeling de confiance et d’optimisme. Le sentiment de précarité et d’insécurité qu’on leur attribue et qui fait office d’évidence est paradoxalement plus présent dans les pays avec un niveau excessif de protection de l’emploi, mais faiblement ressenti par les jeunes qui se trouvent sur un marché du travail plus fluide (Mythen, 2005). Les raisons sont multiples. Les différentes formes de travail atypique, favorisant la mobilité professionnelle, offrent aux jeunes des avantages, par exemple du point de vue du fonctionnement en réseau : changer de poste et de lieu de travail permet de multiplier ses relations et d’enrichir ses connaissances du milieu du travail (Vultur & Trottier, 2010). De même, en situation de mobilité, la position des jeunes devient équivalente à celle des anciens. Ils sont plus avantagés que dans une situation stable où les anciens monopolisent les capitaux sociaux et profitent de leur position pour transformer les jeunes en « obligés ». Dans un monde de travail mobile, les hiérarchies traditionnelles tendent à s’estomper et les avancements professionnels ne sont pas nécessairement tributaires de l’ancienneté, ce qui est susceptible d’avantager les jeunes. Les emplois atypiques ou flexibles peuvent être ainsi un facteur de développement de leur carrière et on observe, du moins en Amérique du Nord, que ce sont de plus en plus les jeunes qui utilisent les entreprises pour construire leur carrière et non l’inverse. La logique « transactionnelle », caractérisée par des échanges à court terme dans une perspective de services et de rentabilité et soutenue par une logique d’intérêt individuel, est dominante dans le comportement des nouvelles générations qui entrent sur le marché du travail.
15La notion de précarité que les sociologues font apparaître dans leurs écrits suppose donc une intériorisation des éléments qui lui donnent contenu, ce qui n’est pas toujours le cas, bien au contraire. Pour des individus ou des groupes, la notion de précarité avec laquelle on caractérise leur situation professionnelle pose ainsi toute une série de problèmes, notamment au niveau de la représentation que ces individus ou groupes, appartenant à la même société ou à des sociétés différentes, se font des éléments qui caractérisent théoriquement la précarité.
16En quatrième lieu, l’application du concept de précarité, notamment à la situation des jeunes, me semble résulter du fait qu’on maintient l’usage d’une définition classique de l’insertion professionnelle, celle qui la désigne comme processus de transition de la scolarité vers l’activité, qui débute à la sortie du système de formation initiale et s’achève par l’accès à un emploi stable. Cette définition, qui proclame l’emploi stable comme indicateur de sortie et de fin d’insertion professionnelle fait référence, comme je l’ai déjà indiqué, à une norme d’emploi spécifique, celle de la période fordiste des Trente Glorieuses. Or, cette définition est de moins en moins adéquate aux transformations en cours dans les systèmes d’emploi. Telle quelle, cette définition est coupée des éléments principaux qui conditionnent le processus d’insertion, à savoir les réalités économiques et les modes de structuration des marchés du travail. En mettant en question les emplois qui ne répondent pas à cette norme, on réclame la nécessité de donner aux demandeurs de travail de « vrais emplois » stables. Mais qu’est-ce que veut dire un « vrai emploi » stable ? À l’exception notable des emplois des fonctionnaires et de ceux protégés par des conventions collectives, aucun emploi ne peut être totalement stable et cet état de fait est intériorisé par les nouvelles générations de travailleurs. Les enquêtes faites au Québec (Mercure & Vultur, 2010) auprès d’un échantillon représentatif de la population active, indiquent que chez les 18 à 34 ans, les caractéristiques qu’ils considèrent les plus importantes au moment de choisir un emploi sont, dans l’ordre, de bonnes relations avec les collègues de travail (66,3 %), une ambiance de travail agréable (65,3 %), une tâche intéressante (63 %) et qui favorise la réalisation personnelle (60,6 %) et un horaire de travail raisonnable (49 %). Bien qu’assez valorisées, les conditions matérielles (sécurité et salaire) viennent généralement à la toute fin, les répondants accordant à ces items les niveaux d’importance les plus faibles parmi l’éventail de choix : seulement 51,8 % des jeunes sondés jugent la sécurité d’emploi très importante au moment de choisir un emploi, tandis que, pour le salaire, ce taux n’est que de 35 %. Il ressort donc que la sécurité d’emploi, pilier fondamental du modèle productif fordiste, ne constitue pas une aspiration professionnelle jugée très importante pour la moitié des jeunes actifs. Leur comportement sur le marché du travail ne semble pas non plus déterminé par le niveau des avantages monétaires dont ils pourraient jouir. Cette mise à distance de telles aspirations qui touche une frange importante de la main-d’œuvre est un signe illustratif, tant de l’avènement et du développement de nouvelles formes d’emploi et d’activité avec lesquelles les jeunes doivent composer, que de l’essor de nouvelles aspirations à l’égard du travail fortement liées à la qualité des relations sociales au travail et à son contenu. Ainsi, l’emploi stable n’est plus la chose la plus convoitée du monde ni la condition de normalité et de bonheur des salariés. Une insertion professionnelle réussie et non précaire devient ainsi non pas synonyme d’accès à un emploi stable mais de l’acquisition d’une position stabilisée sur le marche du travail. L’accent mis sur la stabilisation en emploi n’est pas liée uniquement au fait d’occuper un emploi stable à durée indéterminée, mais à la capacité d’un individu de se maintenir dans le marché de l’emploi et d’échapper au chômage de longue durée même s’il n’occupe pas un emploi stable. Le terme « position stabilisée » met en relief le fait que dans les conditions actuelles du marché du travail un individupeut très bien occuper durablement des positions instables sans pour autant être considéré comme précaire (Vultur & Trottier, 2010).
La nécessité de réinventer le concept
17Les discussions que j’ai eues au cours des différents colloques avec des collègues des divers pays ont fait apparaître la difficulté de parler de la « précarité » comme concept analytique opérationnel en raison de sa connotation spécifiquement française, de la diversité de ses différentes formes et de la difficulté d’établir la frontière entre ce qui est « précaire » et ce qui ne l’est pas. Il en ressort une nécessaire remise en cause de l’universalité des situations postulée par le concept de précarité ainsi que de l’hypothèse de la domination des individus par les « structures du marché » qu’il sous-tend. Je crois qu’on peut appréhender les transactions sur le marché du travail de façon plus réaliste, dans une logique de flexibilité moins victimisante qui ne postule pas que la fin d’un certain rapport relatif à la valeur d’un emploi est la fin de toute valeur de l’emploi. L’idée de précarité utilisée dans les analyses sociologiques renvoie à un schéma holiste dans lequel l’individu est la victime des structures et n’a pas la capacité d’infléchir le fonctionnement économique et social. Or, la perspective théorique fondée sur le postulat selon lequel les individus sont des acteurs de leur insertion professionnelle en dépit des multiples déterminants de leur réussite et des contraintes auxquelles ils ont à faire face dans le marché de l’emploi (Trottier & Gauthier, 2007 ; Vultur & Trottier, 2010) me semble beaucoup plus féconde. En tant qu’acteurs, ils ne m’apparaissent ni complètement déterminés par leur passé familial ou leur genre, ni prisonniers de leur milieu d’origine, ni soumis de façon inéluctable aux contraintes qu’ils rencontrent sur le marché du travail. Cela n’implique pas que les contraintes sociales n’influencent pas leur action individuelle, mais que ces contraintes délimitent le champ du possible et non le champ du réel. Les individus, jeunes ou vieux, hommes ou femmes, peuvent se libérer de leurs conditionnements et tirer profit des occasions et des ressources mises à leur disposition lorsqu’ils entrent sur le marché du travail même s’ils n’ont pas la certitude de pouvoir réaliser leurs projets professionnels. Par ailleurs, ils ne sont pas assurés de pouvoir surmonter les contraintes inhérentes au marché du travail, ni de bénéficier des ressources mises à leur disposition pour contrer leurs difficultés d’insertion et d’exercice de leur travail : les individus ne sont pas confinés à un rôle de victimes, mais ne sont pas pour autant tout à fait assurés de pouvoir réaliser leurs projets professionnel en dépit des efforts qu’ils déploient et des stratégies qu’ils élaborent. Dans la nouvelle dynamique du marché du travail caractérisé par la flexibilité, nous sommes en présence d’un jeu entre contraintes et espaces de liberté (Sennett, 2000). Ce jeu crée des potentialités diverses et suppose que les individus soient outillés pour s’en saisir positivement sans pour autant en faire d’eux des victimes.
18Je souligne également la difficulté de parler de précarité comme concept universel parce que, de manière effective, il est très peu utilisé dans la grande majorité des analyses anglo-saxonnes. Ces analyses, même si elles ont comme objet des phénomènes semblables à ceux de la « sociologie de la précarité » française, mettent plutôt en évidence les nouvelles logiques de l’organisation capitaliste du travail et réfèrent aux modifications de trajectoires, des identités professionnelles ou du vécu au travail et hors-travail, apparues avec l’émergence des formes flexibles d’organisation de l’activité productive sans nécessairement parler de précarité (Barbier, 2005). De même, le terme de précarité ne recouvre pas les mêmes situations d’un pays à l’autre. Par exemple, en France, comme je l’ai indiqué au début de cette note, il réfère à de multiples phénomènes avec un accent sur la situation sociale générale d’un individu, dont l’emploi est une composante. En Espagne, le terme precaridad désigne principalement les contrats à durée déterminée qui ont connu une forte croissance ; en Allemagne on utilise le mot geringfürgig qui signifie marginal et désigne les personnes dont la situation professionnelle mesurée selon le critère de la durée du travail et du niveau de salaire ne s’inscrit pas dans la norme générale (Verly, 2004). Le niveau et les formes de précarité varient donc selon les pays et quand ils sont similaires, leur sens peut être différent. Cette diversité de dénomination, de sens et de contenu du concept entraîne des problèmes d’opérationnalisation et d’analyse comparative, d’autant plus que les mesures statistiques ne sont pas identiques d’un pays à l’autre et que le processus d’établissement de critères pour déterminer la qualité de l’emploi est hétérogène. Le concept de précarité est inévitablement lié à la culture de chaque pays et le phénomène qu’il désigne ne peut être compris et interprété qu’en le plaçant dans un contexte national.
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Référence électronique
Mircea Vultur, « La précarité : un « concept fantôme » dans la réalité mouvante du monde du travail », SociologieS [En ligne], Débats, La précarité, mis en ligne le 27 septembre 2010, consulté le 26 janvier 2014. URL : http://sociologies.revues.org/3287