Par Benjamin PELLETIER
Crédit dessin: HUG Hôpitaux Universitaires de Genève
Déshumanisation et déculturation en milieu hospitalier
L’hôpital occupe une place à part dans nos existences. La plupart d’entre nous, nous y sommes nés et nous y mourrons. Entre ces deux termes, nous sommes amenés à le fréquenter régulièrement au cours de notre vie. C’est un lieu névralgique où se concentrent les extrêmes en termes d’affects : souffrance et guérison, espoir et crainte, abattement et sursaut vital, réduction du corps à l’organique, soumission aux machines, affolement de l’imagination, gratitude envers le personnel ou révolte contre l’institution, se succèdent avec un tempo et une intensité difficilement supportables.
Le paradoxe tient au fait qu’à l’hôpital le facteur humain y est central pour les patients mais reste trop souvent marginal pour les médecins. L’exercice du pouvoir dans une structure à forte distance hiérarchique, l’omniprésence de la technologie et de la chimie et la banalisation de l’acte médical ajoutent pour le patient à l’épreuve de sa maladie l’épreuve de son passage à l’hôpital. Dans un entretien à l’occasion de la sortie de son livre « Cancer : le malade est une personne », Antoine Spire, ancien directeur du département « recherche en sciences humaines » de l’Institut National du Cancer, affirme ainsi :
« Plus les progrès avancent, plus on traite les patients en oubliant que le soin est une alliance de ces techniques et d’une réelle prise en compte de l’être dans sa singularité. Nous ne souffrons pas tous de la même manière car notre histoire et notre vécu sont aussi déterminants. »
S’il y a des déficiences dans la prise en compte du facteur humain, il en va très logiquement de même dans la prise en compte du facteur culturel. Quand Antoine Spire plaide pour l’intégration des sciences humaines dans la formation des médecins, il mentionne l’ethnologie parmi celles-ci : « Je pense qu’une formation en psychologie, ou ethnologie, voire même à la philosophie est essentielle, car se confronter à la souffrance et à la douleur de l’autre est difficile. »
Dans sa réponse aux critiques d’Antoine Spire, le Dr Frédérique Maindrault-Goebel, oncologue à l’hôpital Saint-Antoine, rejette précisément cette discipline sans expliquer pourquoi : « La philosophie pourrait sûrement apporter quelque chose, l’ethnologie moins. » Mais, elle ajoute cependant : « De fait, les études de médecine devraient comporter plus de réflexion sur la dimension relationnelle. » Or, qu’en est-il de cette dimension relationnelle lorsqu’elle met en scène des acteurs de cultures différentes ?
En lisant cet échange de points de vue qui date de décembre 2010, on mesure combien cette dernière question demeure un impensé dans le milieu hospitalier français. D’autres pays n’ont pas cette pudeur, ils ont pris une grande avance sur la France au sujet des enjeux interculturels à l’hôpital. Je prendrai deux exemples proches de la France : la Belgique et la Suisse.
Le dispositif belge de médiation interculturelle
La réflexion des Belges a été initiée dès 1990 avec la publication du rapport du Commissariat Royal à la Politique des Immigrés, qui propose une approche en termes de santé publique des populations issues de l’immigration. Ce rapport soulève la question de l’inégal accès aux soins de santé en raison des inégalités sociales, non seulement économiques mais aussi liées à la méconnaissance de la langue du pays d’accueil.
Le déficit de communication entre patients d’origine étrangère et soignants belges entraîne des difficultés pour mettre en œuvre le protocole thérapeutique, mais aussi des conflits culturels auxquels le personnel n’est pas habitué. Il faut replacer la réflexion belge dans le contexte d’une diversification inédite des populations immigrées, sachant qu’actuellement on entend jusqu’à 80 langues différentes dans un hôpital bruxellois. Les Belges ont donc anticipé sur cette complexification avec une première expérience de médiation interculturelle dans les hôpitaux menée de février 1997 à décembre 1998.
Cette expérience s’étant révélée concluante, le gouvernement a mis en place une réglementation afin d’aider les hôpitaux souhaitant engager un médiateur interculturel. Cette démarche a été généralisée avec le vote d’une loi visant à garantir les droits des patients, adoptée par le Parlement belge le 20 juillet 2002, et entrée en application le 6 octobre 2002. L’article 5 de cette loi stipule que chaque patient a droit à la prestation de soins de santé de bonne qualité, et que « ce droit implique aussi que les valeurs culturelles et morales et les convictions philosophiques et religieuses des patients doivent en tout temps être respectées ».
A titre d’exemple, en mars 2001, il y a eu 1737 interventions des médiateurs interculturels pour la seule partie francophone de la Belgique. Les principales nationalités concernées étaient alors : marocaine, turque, italienne, russe, bulgare et albanaise — mais la catégorie « divers » totalisait 27,6 % des interventions. En 2004, on comptait en Belgique 63 médiateurs interculturels dans 50 hôpitaux. En 2006, ils étaient 73. En 2005, il y a eu 66.000 interventions en médiation interculturelle (contre 20.000 en 1999 et 62000 en 2004), dont :
- 63 % pour des problèmes d’interprétariat
- 33% pour des patients d’origine marocaine
- 30% pour des patients d’origine turque
- 24% pour un entretien de soutien
- 8% pour des problèmes de décodage culturel
- 8% pour la défense de l’intérêt du patient
- 3% pour une médiation de conflit
Voici quelques témoignages des équipes d’accompagnement interculturel de l’hôpital psychiatrique Jean Titeca et de l’hôpital pour enfants Reine Fabiola (ici, en pdf) :
« Le médiateur est rassurant pour les membres de la famille, qui se disent : «toi, tu vas comprendre, tu es de notre culture». Ils se permettent de dire ce qu’ils tairaient au psychiatre, par crainte de passer eux aussi pour des fous ! C’est alors à moi de leur dire que les intervenants sont capables d’entendre cela. » (Malek Amrouni, médiateur interculturel en psychiatrie)
« Il ne suffit pas de traduire, c’est vraiment une question culturelle. Par exemple, dans les entretiens avec les parents, en Belgique, seul le médecin est généralement présent. Dans d’autres cultures, plus nombreux sont les intervenants, mieux la famille se sent reconnue, prise en considération. Donc parfois on est cinq ou six autour des parents. Au début, les médecins disaient : « non, ça fait un peu tribunal »… Pas du tout ! Pour les parents, ça veut dire que beaucoup de gens sont là pour eux. » (Claire Van Pevenage, psychologue)
« Depuis septembre 2001, nous suivons un enfant atteint d’une pathologie gastrique; il a une stomie, c’est-à-dire une poche au niveau du ventre. Il s’est avéré très rapidement que cette affection avait un sens bien particulier pour la famille. A côté du soutien individuel de l’enfant, comme pour n’importe quel autre patient, il était très important d’avoir des moments d’entretien où Malek intervenait en injectant des éléments culturels et, après ces entretiens, un debriefing où il expliquait ce que la maladie représentait pour cet enfant et sa famille. » (Anne Callens)
« Nous posons les questions que poseraient leur mère ou leur mari, et qu’elles ne posent pas parce qu’elles sont perdues : « pratiquement, ça veut dire quoi ?… Dans combien de temps pourra-t-il sortir ?… » C’est vraiment du soin culturel, dont on ne peut pas faire abstraction si on veut donner des soins médicaux corrects. Le médecin risque même de se faire saboter : les parents pourraient éviter de donner les médicaments, par exemple. » (Claire Van Pevenage)
Pour des retours d’expérience plus détaillés, je vous invite fortement à consulter le rapport d’activité 2006 du service de médiation interculturelle du CHU bruxellois Brugmann (ici, en pdf, et notamment l’annexe pp.36-47). L’un des éléments clés de la médiation interculturelle tient à l’adhésion des patients à leur traitement. Or, cette adhésion dépend des représentations culturelles : « divers travaux d’anthropologie médicale ont souligné les problèmes d’adhésion au traitement (compliance) de certains patients, lorsque les représentations que ceux-ci se font de « leur » maladie sont incompatibles avec celles développées par le corps médical occidental ».
Par ailleurs, c’est aussi un enjeu économique considérable dans la mesure où l’on estime que le coût de la non adhésion au traitement coûte 100 milliards de dollars chaque année aux Etats-Unis (Brugmann, p.34). Les patients accompagnés par le médiateur interculturel s’engagent plus activement dans leur traitement et effectuent en moyenne des séjours hospitaliers moins longs que ceux qui ne le sont pas.
Enfin, ne serait-ce que pour contraster avec le vide en la matière en France (à ma connaissance), il est utile de mentionner l’intitulé des séminaires interculturels organisés durant 2006 par les médiatrices interculturelles à destination du personnel soignant du CHU Brugmann :
- « Prise en compte de la dimension interculturelle dans le lien thérapeutique »
- « Représentations culturelles liées à la vieillesse et à la fin de vie chez les migrants âgés; prise en compte du facteur culturel dans le contexte des soins de santé »
- « L’aspect interculturel du décès et du deuil »
- « La médiation interculturelle ; création d’un espace-temps spécifique »
- « Allaitement et post-partum ; diversités culturelles »
L’effort des Hôpitaux Universitaires de Genève
Il faut souligner la présence au sein des Hôpitaux Universitaires de Genève (HUG) d’un service de Consultation transculturelle et Interprétariat qui permet « une évaluation en profondeur des facteurs sociaux et culturels influençant la communication avec le patient ainsi que le diagnostic, le pronostic et le traitement ». A la tête de ce service : Mme Patricia Hudelson, anthropologue, et Dr. Melissa Dominicé Dao.
Les axes d’intervention comprennentun profilage culturel de l’individu, les explications culturelles de la maladie, les facteurs culturels liés à l’environnement psychosocial et au niveau du fonctionnement individuel, les éléments culturels de la relation entre l’individu et le clinicien, et une synthèse de l’évaluation culturelle et de son implication dans le diagnostic et la prise en charge du patient.
Par ailleurs, dans le catalogue des formations des HUG figure un important module interculturel. Voici les détails de ces formations :
Approche transculturelle dans les pratiques du travail social et des soins
Objectifs : Acquérir des outils d’accompagnement et de soins transculturels pour la pratique professionnelle quotidienne. Tenir compte de la diversité culturelle et linguistique de bénéficiaires et de patients étrangers. Prendre conscience de ses propres représentations sur les cultures, les langues et les migrants.
Rencontre avec les migrants musulmans
Objectifs : Identifier les fondements de l’Islam et la diversité des pratiques musulmanes en migration. Distinguer les comportements qui relèvent de constructions identitaires individuelles ou collectives, de la culture ou de la religion. Développer des outils utiles au travail avec les migrants musulmans à partir de ses représentations, de ses expériences et des savoirs abordés.
Ressortissants de l’ex-Yougoslavie et albanais en Suisse
Objectifs : Connaître le contexte historique, social et psychologique des ressortissants de l’ex-Yougoslavie et de l’Albanie. Découvrir la politique d’immigration et d’asile helvétique à travers 40 ans d’histoire de l’immigration yougoslave et albanaise en Suisse. Acquérir des outils d’intervention utiles pour la pratique professionnelle.
Situations interculturelles: communiquer sans conflits?
Objectifs : Faciliter sa communication avec des usagers d’origines culturelles diverses. Améliorer sa maîtrise des aspects verbaux et non verbaux de la communication interculturelle. Développer ses compétences de négociation dans des situations de confrontation interculturelles. Situer sa compétence culturelle en regard de celle de l’institution et de l’équipe de travail.
Spiritualité, religion et représentations culturelles
Objectifs : Tenir compte des spécificités spirituelles, religieuses et culturelles. Prendre conscience de ses propres représentations sur la différence en lien avec d’autres cultures, religions et spiritualités. Différencier les besoins d’autrui selon la provenance et l’appartenance à un système de valeurs.
Enfin, vous lirez avec intérêt le recueil de témoignages de migrants qui font part de leur expérience de l’hôpital en Suisse (
Retour en France : l’illusion aculturelle
Je reprends ici le titre d’un article récemment publié sur ce blog (L’illusion aculturelle) pour signifier combien certains secteurs d’activité sont réticents à prendre en compte les facteurs culturels parce que la culture de leur métier et la technicité de leur activité ont justement effacé ces facteurs jusqu’à créer l’illusion de leur disparition. Par contraste avec la sensibilisation très grande des Belges et des Suisses aux problématiques interculturelles en milieu hospitalier, la remarque du Dr Frédérique Maindrault-Goebel, trouve maintenant un relief particulier : « La philosophie pourrait sûrement apporter quelque chose, l’ethnologie moins. »
Il est éminemment paradoxal de constater combien ceux qui ont en charge l’humain en détresse sont indifférents au facteur humain, et encore plus au facteur culturel. Antoine Spire confirme le diagnostic établi ici :
« La France est très en retard par rapport à des pays comme la Suisse, la Belgique, les Etats-Unis. En Suisse par exemple, les étudiants ont trois heures par semaine de formation en sciences humaines sur leurs sept années d’études. En France, on justifie ce retard en expliquant qu’il manque des études statistiques sur le vécu psychologique des malades. Or comprendre l’humain ne s’appréhende pas à travers des études statistiques ! »
Après une exploration des sites internet (indigents) des principaux hôpitaux français, je ne suis pas parvenu à débusquer un service interculturel autre que l’interprétariat, ni un cours en école de médecine qui aborderait ces questions. En revanche, j’ai pris connaissance d’une initiative intéressante de la faculté de médecine Paris Descartes qui vient de mettre en place cette année, en partenariat avec l’université Sorbonne Nouvelle – Paris III, le cursus Médecine – Humanités. Il s’agit d’initier les étudiants « aux sciences humaines et sociales, notamment à la sociologie, la philosophie, la psychologie, l’histoire et la littérature ».
Si cette initiative de créer des passerelles entre médecine et sciences humaines est louable, les premières conférences de mai et juin prochain (ici, en pdf) restent beaucoup trop académiques pour avoir une application pratique dans l’exercice de la médecine. Certes, elles ouvrent des horizons aux étudiants sur l’histoire de la médecine et de la maladie et sur des problèmes épistémologiques et philosophiques mais elles n’apportent rien pour développer le relationnel avec le patient.
Enfin, il faut préciser qu’il s’agit là d’un cursus à part entière, et non d’un enseignement obligatoire et généralisé. Les candidats à ce cursus seront sélectionnés sur lettre de motivation et parcours universitaire. Nous avons typiquement affaire à une démarche élitiste et sélective alors qu’il faudrait bien au contraire proposer ces passerelles médecine-humanités à l’ensemble des étudiants. Voilà qui supposerait de renoncer à de prestigieuses conférences et de mettre en place des ateliers pratiques et des exercices de groupe pour entrer concrètement dans le fonctionnement et les ressorts des facteurs humains et culturels. Bref, de cesser de considérer le patient comme un corps sans âme ni racines…
Avril 2011