En effet, le secret professionnel est un élément essentiel de l’équilibre des pouvoirs entre l’état et le citoyen: il rappelle que le pouvoir de la police et de la justice n’est pas absolu, il protège des valeurs essentielles comme la liberté de la presse à travers le secret professionnel des journalistes, l’exercice des cultes à travers celui des prêtres, l’accès aux soins de santé à travers le secret médical ou la protection des justiciables à travers le secret professionnel des avocats. Il faut rappeler que l’article 458 du code pénal ne fait pas de ce devoir qu’est le secret professionnel (il s’agit bien d’un devoir et non d’un droit) un devoir absolu, puisque le secret doit être rompu en cas de danger immédiat pour des tiers, et qu’il permet toujours à la personne tenue au secret de le rompre devant un juge.
Le projet de loi actuel n’est donc en rien nécessaire à la lutte contre le terrorisme et le fait d’avoir ciblés les assistants sociaux des CPAS alors que le secret professionnel couvre sous le même vocable l’ensemble des professions ci-dessus doit éveiller notre méfiance. D’abord parce qu’il n’y a aucune logique à adopter une loi ciblant spécifiquement les assistants sociaux, et que donc, une fois votée, la cohérence du droit appellera à l’étendre à l’ensemble des professions tenues au secret. En ce sens, c’est un projet de loi habile mais lâche, car il est évidemment plus aisé de s’attaquer aux assistants sociaux qu’aux médecins ou aux journalistes. Mais que ceux-ci ne se fassent aucune illusion: l’extension de la disposition pour faire de l’ensemble de ces professionnels des délateurs suivra immanquablement à la première occasion.
Toutes les dérives totalitaires commencent par des dispositions « mineures » clivant les démocrates, et, à ceux pour qui l’Allemagne de 1933 paraîtrait trop loin dans leur mémoire, il suffit de se référer à l’histoire récente et examiner comment le président Erdogan a utilisé le putsch manqué de juillet dernier pour détricoter les libertés démocratiques du peuple turc pour s’en convaincre. Mais le choix fait par la N-VA, qui n’a jamais été prompte à défendre le travail social, d’isoler dans ce projet de loi les assistants sociaux des CPAS, est évidemment habile et particulièrement cynique, car le projet de loi véhicule le message subliminaire que les terroristes seraient des assistés, que les services sociaux ne seraient utilisés que par nos concitoyens musulmans, que les assistants sociaux pourraient être des protecteurs des terroristes. Pour un parti qui court derrière les électeurs du Vlaams Belang, qui n’a que faire du travail difficile, indispensable mais souvent ingrat que font les CPAS pour offrir un filet de sauvetage aux plus démunis et aux exclus d’une société qui n’a jamais produit autant de richesse, c’est une démarche compréhensible et cohérente. Elle fait d’une pierre au moins 3 coups. Mais lorsque les partis « traditionnels » tombent dans le piège et en viennent à instrumentaliser les victimes du 22 mars pour justifier l’injustifiable, il nous semble légitime de sonner l’alarme.
Monsieur le Premier Ministre, les hôpitaux de mon université, que ce soit l’hôpital Erasme où ceux de la ville de Bruxelles, se sont mobilisés pour les victimes du 22 mars. Ils ont été en première ligne le jour de ce drame, et l’ULB, plusieurs fois menacée d’attaques à la bombe, ne peut être suspectée de faiblesse face à la terreur et aux attentats. C’est justement pour cela que j’appelle à un sursaut démocratique pour défendre les valeurs que ces criminels ont voulu mettre en péril. Vous avez la possibilité de ne pas adopter cette loi qui ne fait pas partie du programme de gouvernement et ce sans mettre en danger votre majorité : donner la liberté de vote dans une matière éthique comme celle-ci est logique, et j’appelle nos élus à ne pas adopter une loi inutile pour la sécurité de nos concitoyens et tellement dangereuse pour notre démocratie.
La libre Belgique le samedi 04 février 2017
Réponse de Charles Michel
Monsieur le Recteur,
Votre lettre ouverte publiée ce 04 février concernant votre préoccupation relative à la proposition de loi modifiant le Code d’instruction criminelle en vue de promouvoir la lutte contre le terrorisme m’est bien parvenue.
Permettez-moi, tout d’abord, de vous indiquer les rétroactes qui ont amené le Parlement à connaître de ces nouvelles dispositions législatives.
En septembre 2015, le Procureur-général de Bruxelles déplorait dans sa mercuriale l’attitude de certains CPAS refusant de collaborer avec la justice dans le cadre d’enquêtes sur certains allocataires sociaux suspectés d’activités terroristes, en se retranchant derrière leur obligation de respecter le secret professionnel.
Ces propos ont été confirmés lors de différentes auditions survenues devant la Chambre dans le cadre de la Commission d’enquête parlementaire du 22 mars 2016. A cette occasion, tant le procureur fédéral que plusieurs responsables de services de police ont mis en évidence les problèmes liés au secret professionnel dont certains services et leurs travailleurs se retranchaient dans le cadre d’enquêtes liées à des infractions terroristes.
La question du secret professionnel est un élément clé dans un état démocratique et le Gouvernement y est très attaché.
Dans l’accord de Gouvernement, il était prévu que « Le Gouvernement élabore une solution concernant le secret professionnel partagé ».
Toutefois, je voudrais vous rappeler que dans le passé déjà, ce principe a connu un tempérament important. En effet, cinq lois ont successivement été adoptées entre 2011 et 2016. Il en résulte dorénavant, sur base de l’article 458 bis du code pénal, que toute personne en ce compris un médecin qui est dépositaire de secrets et a de ce fait connaissance d’une infraction en matière de mœurs, traite des êtres humains,… commise sur un mineur ou sur une personne qui est vulnérable en raison de son âge, d’un état de grossesse, de la violence entre partenaires, d’une maladie, d’une infirmité ou d’une déficience physique ou mentale, peut légalement en informer le procureur du Roi, lorsqu’il existe un danger grave et imminent et qu’il n’y a pas d’autre moyen de protéger cette intégrité.
Les différents Gouvernements, avec le Parlement ont ainsi déjà pu constater, avec le temps, que le secret professionnel ne pouvait pas rester un principe intangible lorsque des valeurs plus importantes étaient en jeu.
Notre pays est aujourd’hui confronté à un problème encore plus grave, à savoir celui de la terreur et de l’attaque aveugle de nos concitoyens victimes du terrorisme. Les attentats du 22 mars, après celui de l’attaque du musée juif de Bruxelles le 24 mai 2014, ont amené le Gouvernement à devoir examiner la question du secret professionnel dans la perspective de la lutte contre le terrorisme et la garantie à nos concitoyens d’une plus grande sécurité.
En conséquence, il m’apparaît que la proposition de loi tire son origine dans un besoin réel, observé par la pratique.
La proposition de loi discutée au Parlement vise d’une part à contraindre toutes les institutions de sécurité sociale et leur personnel et non pas les seuls assistants sociaux des CPAS, à communiquer des renseignements au sujet d’individus faisant l’objet d’enquête relatives aux infractions terroristes au Procureur du Roi compétent (« information passive ») et d’autre part à instaurer une obligation pour le personnel des institutions précitées de déclarer des informations pouvant constituer des indices sérieux de l’existence d’une infraction terroriste (« information active »).
Ces acteurs de terrain sont en première ligne. De par leurs contacts quotidiens, ils peuvent être amenés à interagir avec des personnes qui sont prêtes à commettre des actes terroristes, à partir en Syrie ou en Irak, ou qui expriment leur volonté de commettre des attentats sur notre territoire. Ces indices relatifs à la préparation d’une infraction terroriste doivent pouvoir aider la justice dans le cadre de ses enquêtes. Cela doit, bien entendu, se faire dans le respect des droits de la défense et du nécessaire équilibre entre sécurité et libertés.
Pour rappel, lors de son audition en commission d’enquête le 3 octobre 2016, le Procureur-général de Bruxelles a indiqué avoir encore reçu, quelques jours plus tôt, un courrier du CPAS de la Ville de Bruxelles refusant de collaborer à une enquête terroriste sous couvert du secret professionnel.
Peut-on, au moment où le terroriste touche nos démocraties et l’ensemble de nos concitoyens, accepter que des auteurs potentiels bénéficient d’une certaine forme d’impunité ? Est-il déplacé, de la part de notre Parlement, de vouloir faire évoluer le cadre légal pour répondre à cette problématique ?
Il s’agit de clarifier la situation pour les institutions de sécurité sociale et leur personnel.
Il est évident qu’il s’agit d’un sujet particulièrement sensible mais la proposition de loi n’a pas été élaborée avec légèreté.
La proposition est limitée au seul terrorisme et permet d’offrir un cadre légal, comme ce fut le cas déjà pour l’article 458bis du code pénal ces cinq dernières années.
Pour aucune autre infraction, mis à part les cas visés à l’article 458 bis, la loi ne permettra de déroger à ce principe important du secret professionnel.
Cette obligation est limitée car, comme vous ne le savez peut-être pas encore, les informations concernant des données médicales revêtant un caractère personnel resteront totalement couvertes par le secret médical.
La légalité de ce projet a été confirmée par le Conseil d’Etat. La proposition lui a en effet été soumise pour avis. Ce dernier n’a aucun commentaire sur le principe de l’obligation passive. Sur le principe de l’obligation active, des amendements ont été déposés afin de répondre à ses observations.
La proposition de loi ne vise pas à demander aux acteurs sociaux de faire le travail de la police, mais bien de signaler les agissements suspects terroristes dont ils sont les témoins et de collaborer avec les services judiciaires dans le cadre d’enquêtes terroristes.
Cette philosophie est d’ailleurs appliquée par FEDASIL et les centres fermés, comme ils ont pu le rappeler en commission d’enquête ce mercredi pour les travailleurs sociaux aussi.
Au vu de tous ces éléments, permettez-moi de ne pas partager votre analyse quant à une potentielle dérive totalitaire. Je garde une grande confiance en notre système démocratique, qui est suffisamment mûr pour mener un débat serein, y compris lorsque des valeurs essentielles sont en balance.
D’ailleurs, il revient au Parlement de se prononcer sur le contenu de cette proposition.
Enfin, j’aimerais, une nouvelle fois, saluer le comportement exemplaire tous les services de secours lors des attentats du 22 mars 2016, en ce compris les hôpitaux de votre université.
Je vous prie d’agréer, Monsieur le Recteur, mes salutations distinguées.
Charles Michel