Par Mohamed Tahar Bensaada
Les attentats terroristes qui ont endeuillé en mars 2016 la capitale belge doivent être dénoncés pour ce qu’ils sont : des crimes imprescriptibles contre l’humanité tant ils visent à semer le massacre et la terreur au milieu d’une population innocente. Aucune cause ne peut justifier de tels actes de barbarie. Au lendemain de ces attentats et comme à chaque occasion similaire, les musulmans sont appelés à dénoncer les actes ignobles commis au nom de leur religion. Si les musulmans sont concernés par ce qui s’est produit et s’ils doivent effectivement dénoncer de tels forfaits, il n’en demeure pas moins qu’ils ne doivent nullement se justifier en tant que musulmans comme si ces attentats avaient quelque chose à voir avec la religion musulmane. Les musulmans d’Europe comme leurs concitoyens d’autres obédiences religieuses ou philosophiques doivent dénoncer ce genre d’actes parce qu’ils sont contraires à toute morale et à toute humanité et parce qu’ils sont attentatoires au vivre-ensemble et à la cohabitation harmonieuse des diverses composantes de la société.
Bien entendu, ce genre d’actes violents sont inséparables des discours de haine qui les couvent et il est clair que la dénonciation du terrorisme doit s’accompagner d’une dénonciation tout aussi ferme des discours qui incitent à la haine et à la violence entre les communautés. Mais l’émotion légitime suscitée par ces massacres ne doit pas interdire l’expression de la raison. Le meilleur hommage qu’on puisse rendre à la mémoire des victimes et le meilleur soutien moral qu’on puisse exprimer à leurs proches c’est peut-être de réfléchir aux conditions qui permettraient d’éviter à l’avenir la répétition de tels drames.
Pour cela, rien ne doit être laissé au hasard et il faut surtout en pareilles circonstances se donner la force et le courage de ne pas céder aux sirènes de ceux qui ne ratent aucune occasion pour en appeler à une nouvelle version du « clash des civilisations ». En s’en prenant maladroitement à la « politique d’intégration » suivie par l’ancien bourgmestre (maire) de Molenbeek et en pointant du doigt une « forme de naïveté » dans le chef de « certains responsables » belges qui auraient laissé « se développer des communautés », que pouvait insinuer d’autre le ministre français des Finances, Michel Sapin, si ce n’est suggérer une politique moins tolérante et moins ouverte à l’égard des communautés musulmanes installées en Europe ? En s’en prenant au soi-disant « angélisme » et à la soi-disant « insouciance » des sociétés européennes, coupables selon lui d’avoir favorisé la montée de l’extrémisme et du terrorisme, Manuel Valls pouvait-il ignorer que son discours risque d’être interprété dans un sens contraire à la tolérance qui fait partie intégrante des valeurs des démocraties modernes ?
Bien entendu, dans la même intervention, le nouveau Sarkozy de la gauche française s’est cru obligé de rappeler que c’est par la « force de l’Etat de droit » que le combat contre le terrorisme doit être mené. Mais cette insistance bienvenue sur la force que procure l’Etat de droit ne doit pas faire illusion venant de la bouche d’un homme politique soi-disant de gauche mais qui est obligé de pêcher dans les eaux troubles de la droite la plus extrême ses arguments et ses mots d’ordre politiques pour ratisser large dans un électorat hexagonal de plus en plus séduit par les discours islamophobes les plus primaires.
La question qui se pose avec acuité au lendemain des attentats de Bruxelles est celle-là même qui s’est posée au lendemain des attentats de Paris. Si le droit à la sécurité constitue un droit démocratique élémentaire et si la responsabilité de la garantie de ce droit incombe pleinement à la puissance publique, il est logique et légitime de s’attendre à ce que cette dernière prenne toutes les mesures préventives pour assurer la sécurité des citoyens. Les libertés fondamentales sont garanties dans le cadre du respect des lois et de l’ordre public. Il n’en demeure pas moins que les appréhensions des associations de défense des droits de l’Homme quant aux dérives liberticides possibles sont à prendre au sérieux.
Dans un rapport publié en janvier dernier, au lendemain de la publication des nouvelles mesures anti-terroristes adoptées par la Chambre des députés, la Ligue des droits de l’Homme de Belgique a pointé du doigt cette dérive liberticide en titrant : « Nouvelles lois anti-terroristes : des mesures plus cosmétiques qu’utiles mais qui envoient un signal d’exclusion aux nouveaux Belges » et en écrivant notamment : « Si la vigilance et la prévention doivent être de mise dans le contexte troublé actuel et que le gouvernement doit prendre ses responsabilités pour répondre au besoin légitime de sécurité de la population, il est tout aussi important que ces mesures n’empiètent pas de manière disproportionnée sur les libertés citoyennes en mettant à mal certains droits et principes fondamentaux, garants de cet État de droit que les terroristes honnissent »
Il est à redouter aujourd’hui que les attentats de Bruxelles ne confortent la crainte exprimée par la Ligue des droits de l’Homme en donnant raison aux partisans d’un « Etat fort » quitte à prendre quelques libertés avec les garanties constitutionnelles au nom de l’impératif de la sécurité de tous. Pire, les acquis sociaux et démocratiques de la politique d’intégration sociale suivie ces dernières années en Belgique, et dans la région de Bruxelles-capitale en particulier, dans le cadre du décret cohésion sociale, une politique dont il faut rappeler le caractère hautement méritoire comparativement à ce qui se passe dans d’autres pays européens, sont aujourd’hui en danger. Ces acquis risquent, en effet, d’être dilapidés sur l’autel de la politique dite de « dé-radicalisation » dont certains intervenants politiques, sociaux et policiers ne semblent pas mesurer toute la complexité et qui risque de ce fait d’être perçue par de larges secteurs de la communauté musulmane comme une chasse aux sorcières injustifiée susceptible d’aggraver l’exclusion sociale dont sont l’objet de nombreux jeunes issus de cette communauté à majorité prolétaire.
Déjà, au
lendemain des attentats de Paris, les associations des droits de l’Homme ont
constaté la multiplication des actes à caractère raci
ste ou islamophobe en Belgique (insultes, crachats et parfois agression
physiques visant tout particulièrement des femmes portant le foulard). Il est
également à craindre que le climat sécuritaire créé au lendemain de ces
attentats terroristes ne débouche sur le renforcement de la politique de
contrôle des réfugiés et autres demandeurs d’asile, tout particulièrement ceux
en provenance d’Irak et de Syrie. Pourtant la lutte contre l’extrémisme et la
violence risque de perdre en efficacité si elle ne s’accompagne pas en aval de
la continuation et de l’approfondissement de la politique d’intégration sociale
et culturelle et du respect des droits fondamentaux des citoyens, de tous les
citoyens sans discrimination. Ce n’est pas par hasard ni par coquetterie
intellectuelle que le secrétaire général de l’ONU a cru nécessaire d’appeler
récemment les Etats à respecter les droits de l’Homme dans leur lutte contre
l’extrémisme et la violence.
Mais au-delà de cette question sociale très sensible en soi, il est grand temps que les élites gouvernantes en Europe rompent avec leur double discours et leur double jeu diplomatique qui consiste à sacrifier les considérations éthiques sur l’autel des intérêts économiques et des ambitions géopolitiques, un jeu au demeurant puéril et incertain puisqu’il n‘arrive pas à se prémunir du retour prévisible des flammes de l’incendie allumé ailleurs dans les contrées lointaines de l’Orient bombardé, déchiqueté et fantasmé. Pour prendre aujourd’hui toute la mesure de la responsabilité morale, politique et civile des gouvernements européens, il ne suffit pas de pointer du doigt les nombreux manquements à caractère sécuritaire comme ce scandale que vient de révéler le président turc, Tayyip Erdogan, selon lequel l’un des deux kamikazes qui ont accompli l’attentat-suicide à l’aéroport de Bruxelles, Ibrahim El Bakraoui, a été arrêté à la frontière turco-syrienne, expulsé vers les Pays-Bas et signalé aux autorités belges en 2015 sans que ces dernières n’agissent en conséquence sous prétexte qu’il n’y avait à son encontre aucune prévention liée au terrorisme. Les faits datent d’il y a un an et à l’époque le fait d’être un terroriste en Syrie ne fait pas de vous automatiquement un terroriste en Belgique.
Ce scandale, qui a poussé les ministres belges de l’Intérieur et de la Justice à présenter leur démission (démissions que le premier ministre n’a pas acceptées au risque d’offenser une partie de l’opinion publique), n’est pas seulement révélateur d’un problème d’incompétence comme on pourrait le croire à première vue. Il montre sans doute à quel point l’insouciance et la méfiance à l’égard de tout ce qui vient de l’Autre (en l’occurrence ici le Turc) peut être terriblement contre-productive mais il montre surtout comment le gouvernement belge faisait preuve, il y a quelques mois encore, d’un double jeu dont on mesure aujourd’hui seulement le caractère ravageur.
Il faut se rappeler qu’il n’y a pas si longtemps, c’est-à-dire quelques semaines avant les attentats de Paris, les djihadistes partis combattre en Syrie pouvaient revenir chez eux, en France, en Belgique et ailleurs sans être le moins du monde inquiétés. Fermer les yeux sur ces jeunes qui vont exploser des vies en Syrie faisait sans doute partie du « grand jeu » auquel excellaient les services secrets occidentaux. Les monstres couvés en Syrie pour des raisons géopolitiques évidentes ont décidé de revenir en Europe pour d’autres raisons géopolitiques tout aussi immorales en vue de solder des comptes.
L’Europe découvre à son corps défendant la guerre et ses horreurs. Une guerre qu’elle ne s’est pas gênée de pratiquer en Irak, en Libye, en Syrie et qu’elle s’apprête à pratiquer de nouveau en Libye sans égard aucun ni pour les victimes de Là-bas ni pour les victimes d’ici. Bien entendu, les citoyens européens peuvent toujours continuer à croire les mensonges de leurs gouvernements respectifs qui leur disent qu’ils sont allés faire la guerre pour les prémunir contre les attaques de Daesh alors que tous les faits consignés par les journalistes européens honnêtes au péril de leurs vies montrent le contraire. C’est la guerre et le « grand jeu » des services secrets occidentaux, turcs et arabes qui ont permis, tel un laboratoire grandeur nature, d’engendrer les monstres de Daesh.
Les Américains ont décidé de mettre à profit le traumatisme du 11 septembre 2001 pour lancer, deux ans plus tard, leur guerre de destruction contre le régime de Saddam Hussein, un régime qui n’avait pourtant aucune implication dans les attentats du 11 septembre de l’aveu de tous les spécialistes. Non contents d’avoir livré un Irak meurtri et divisé aux Iraniens, les Américains et leurs complices européens ont profité du « printemps arabe » pour faire tomber le régime libyen qu’ils jugeaient récalcitrant sans se soucier- là non plus- des conséquences prévisibles de l’effondrement de l’Etat libyen. En Syrie, en l’absence des conditions d’une intervention militaire directe, les puissances occidentales se sont contentées du « grand jeu » de leurs services secrets en collaboration avec leurs homologues de Turquie et des pétromonarchies du Golfe qui sont se mis à armer chacun sa milice contre l’armée du régime et de ses alliés iraniens, contribuant à dénaturer la révolte légitime du peuple syrien et à semer le chaos dans un pays transformé en ruines, un chaos qui ne pouvait que favoriser l’émergence des monstres de Daesh, quelles que soient par ailleurs les complicités et les manipulations soft dont ils ont pu bénéficier à leurs débuts en Irak.
S’ils n’en sont pas le produit direct, les attentats terroristes qui sèment la mort et la désolation en Europe sont inséparables des guerres impériales qui ravagent le Moyen-Orient. Les gouvernements européens seront bien avisés de ne pas succomber aux sirènes de ceux qui leur conseillent exactement le contraire de ce qu’il faut faire. Au lieu de rompre avec un interventionnisme aux relents coloniaux dépassés et dont, au demeurant, ils n’ont plus les moyens, les gouvernements européens sont aujourd’hui pressés par des politiciens revanchards au service de lobbies financiers et militaro-industriels transnationaux, de se lancer dans une nouvelle guerre en Libye au risque de déstabiliser la fragile Tunisie voisine et de créer un nouveau laboratoire pour de nouveaux monstres qui viendront semer la mort en Europe.
Ces mêmes politiciens bellicistes qui n’ont que faire de la sécurité de leurs concitoyens européens n’hésitent pas à reprendre les formules choc de l’extrême-droite pour soi-disant combattre l’extrémisme musulman au risque de compromettre un vivre-ensemble qui est déjà malmené par les effets de la précarisation et de la crise du lien social. Dans une conjoncture où tout le monde doit faire preuve de sérénité pour faire face à l’adversité dans le rassemblement et la solidarité, l’appel de Valls en faveur de la « fin de l’angélisme » à l’égard du « salafisme » apparaît comme une provocation inutile et dangereuse tant il risque de produire des effets contraires aux attentes espérées.
- Mohamed Tahar Bensaada, philosophe et politiste, spécialiste des Relations internationales- Institut Frantz Fanon (Bruxelles)
Source : Oumma 25 mars 2016