Par Mohamed Tahar Bensaada
La diversité des définitions et des modes d’intervention en travail social communautaire a conduit les spécialistes à tenter une typologie pour voir plus clair et surtout pour adapter les méthodes et techniques d’intervention communautaire aux stratégies mises au point en fonction des buts fixés et des possibilités offertes par l’environnement social. Nous présentons ci-dessous trois typologies différentes dans le but de dégager un certain nombre de caractéristiques utiles pour toute approche comparative.
- La typologie de F. Cox et J. Rothman (1)
La typologie proposée par F. Cox et Jack Rothman s’articule autour de trois modèles d’organisation communautaire. Pour distinguer les trois modèles, l’auteur part d’un certain nombre de critères qui doivent être respectés en fonction des variables de l’action sociale communautaire. Les chercheurs construisent leur typologie sur la base de onze (11) variables :
- La finalité de l’intervention sociale ;
- Le point de départ de l’action collective ;
- La stratégie de changement mise en œuvre ;
- Les tactiques et techniques choisies par les acteurs sociaux ;
- Le rôle dévolu aux travailleurs sociaux ;
- Le médium choisi pour assurer le changement ;
- L’attitude des acteurs sociaux face aux pouvoirs en place ;
- La démarcation système-client ;
- Les postulats relatifs aux différents groupes participant à l’action collective ;
- La conception de la population cliente ;
- La conception du rôle du système client ;
En partant de la typologie mise au point par F. Cox et J. Rothman, on distinguera trois modèles de l’action communautaire : 1) le modèle du développement local, 2) le modèle du planning social, 3) le modèle de l’action sociale.
Le premier et le troisième modèles s’inspirent directement de la logique des mouvements sociaux même si c’est de manière différente. Le modèle de l’action sociale, appelé aussi modèle sociopolitique, s’inspire par certains de ses aspects notamment de l’histoire du mouvement syndical. Le modèle du développement local s’inspire quant à lui de l’histoire du mouvement coopératif à connotation fédérative. En revanche, le second modèle, celui du planning social, appelé aussi modèle socioinstitutionnel apparaît comme étant plus ambigu. D’une part, il permet d’arracher la réalisation de services sociaux conçus comme un droit de la population, de l’autre côté il pourrait permettre à l’Etat de récupérer des revendications populaires.
- Le modèle du développement local
Du point de vue de la finalité de l’action communautaire, ce modèle met l’accent sur le processus qui voit une population locale se prendre en charge par le développement de ses propres capacités à résoudre ses problèmes sur la base de la concertation (c’est l’application du principe du self-help qui définit le travail social communautaire) Mais pour arriver à cette finalité, les organisateurs communautaires se doivent ici de faire face à l’insuffisante intégration de la population concernée, à la faiblesse des liens sociaux et à son inaptitude à pratiquer en son sein la démocratie. Pour cela, la stratégie de changement adoptée par les organisateurs communautaires doit se baser sur l’implication de la population dans le processus de définition des problèmes et des solutions à mettre en œuvre en fonction des besoins et de l’environnement social ambiant.
La tactique choisie par les organisateurs communautaires dans ce cas sera de privilégier la communication entre les composantes de la population concernée pour arriver à un accord concernant la définition des problèmes prioritaires et la proposition de solutions.
Dans ce modèle, le praticien social agit en tant que catalyseur et coordinateur de l’action multiforme des acteurs sociaux engagés sur le terrain. Ces acteurs ne sont pas considérés comme des « bénéficiaires » d’une aide sociale « octroyée » mais plutôt comme des citoyens participant à la gestion des affaires les concernant.
- Le modèle du planning social
Dans ce modèle qui s’éloigne un peu de la définition de l’organisation communautaire rencontrée dans ce cours, la finalité de l’action est malheureusement oblitérée par la volonté de résoudre avant tout les problèmes sociaux posés à la population concernée. L’accent est donc ici mis sur les tâches et non pas sur le processus permettant la prise en charge collective des problèmes à partir de la mise en œuvre des capacités des gens. Le postulat de départ de l’action n’est pas la désintégration de la population (auquel cas on cherche à atteindre un maximum d’intégration et de cohésion) mais les problèmes sociaux vus du point de vue de leur ampleur et de leurs conséquences sur la vie quotidienne des populations.
Il n’est pas étonnant dans ces conditions de constater que la stratégie des praticiens sociaux se focalise sur la cueillette et l’analyse des données fournies par l’enquête sociale en vue d’élaborer des solutions aux problèmes posés. Le praticien apparaît ici comme un analyste, un agent de programme ou un « facilitateur » plutôt qu’un organisateur communautaire des acteurs sociaux engagés sur le terrain de l’action sociale. La structure à laquelle appartient le praticien social apparaît comme une structure de pouvoir externe à la population concernée ou à la rigueur comme un employeur ou un prestataire de services sociaux. La figure du citoyen disparaît au profit de celle du « consommateur ».
- Le modèle de l’action sociale
Dans ce modèle, la finalité de l’action rencontre parfaitement la définition donnée plus haut de l’organisation communautaire. La question de la finalité de l’action est d’emblée posée en termes politiques puisqu’il s’agit de la redistribution du pouvoir et des ressources qui nécessite un changement institutionnel fondamental. L’accent est mis à la fois sur les tâches et le processus qui mène à la réalisation des objectifs fixés. La population n’est plus vue comme une « population à problèmes » ou comme une « population désintégrée » mais plutôt comme une population désavantagée et discriminée par un système social et politique injuste.
Dans le modèle de l’action sociale, la stratégie consiste à « radicaliser » les problèmes comme seule façon de les résoudre. Puisqu’on part de l’idée que ces problèmes sociaux sont inhérents au système social qui les engendre, il est illusoire de vouloir les résoudre sans un changement conséquent dans la structure sociale. Or, si on veut changer la structure sociale, il faut une mobilisation sociale à la hauteur de ce défi, ce qui ne peut se réaliser sans « radicalisation » des problèmes. Cette radicalisation est notamment favorisée par la prise de conscience du fait que les problèmes sociaux rencontrés ne sont que l’expression de l’incohérence et de l’injustice du système social établi.
Dans ce modèle sociopolitique, l’organisateur communautaire recherche la confrontation et l’action directe (non violente) contre le système social dans la mesure où il estime que c’est là une condition essentielle pour réussir la nécessaire négociation. Cette conception stratégique rappelle celle qui a été mise au point par S.Alinsky.(2) En effet, à quoi servirait une négociation avec un pouvoir fort si en face les principaux concernés ne se sont pas mobilisés et organisés pour constituer à leur tour une force sociale ? Les groupes sociaux concernés par l’action sociale ne sont plus vus comme des « bénéficiaires » potentiels d’une aide sociale à octroyer ni comme des « citoyens » dans une vision idéaliste de la démocratie mais comme des groupes exploités, opprimés ou discriminés, qui doivent prendre en charge leurs problèmes spécifiques par une action directe collective
2.La typologie de Pierre Fournier et Louise Potvin (3)
La seconde typologie que nous allons considérer a été proposée par deux chercheurs canadiens : Pierre Fournier et Louise Potvin. Cette typologie part de l’analyse des valeurs qui sous-tendent la participation communautaire pour proposer trois modèles distincts. Les chercheurs considèrent que le concept de participation dans le cadre de l’organisation communautaire est assez équivoque dans la mesure où il peut se fonder sur des valeurs très différentes. La participation communautaire peut aussi bien viser une meilleure efficacité en termes de coûts mais sans changer la structure du système existant qu’une réorganisation des rapports sociaux dans une optique de changement social.
Avant de proposer leur typologie, les chercheurs canadiens rappellent un paradoxe intéressant. Ils estiment que l’organisation communautaire se trouve confrontée à deux situations extrêmes. Dans un contexte démocratique où nous avons affaire à un régime politique légitime dans la mesure où les citoyens ont été amenés à élire librement des institutions démocratiques, le travail social communautaire est paradoxalement limité par cet horizon démocratique. Il cherche à résoudre les problèmes sociaux et à faire baisser les tensions sociales par la participation des acteurs sociaux concernés mais sans remettre en question les fondements du système social capitaliste. En revanche, dans des régimes autoritaires que nous rencontrons généralement dans le Sud, le travail social communautaire se trouve immédiatement confronté à des freins bureaucratiques, voire à la répression, et dans ce cas, il sera vite amené à se radicaliser pour passer à un stade de mobilisation sociale visant la réorganisation des pouvoirs et des rapports sociaux.
En partant de cette analyse, les chercheurs canadiens proposent trois modèles différents en s’appuyant sur les valeurs sous-jacentes à chacun de ces modèles.
- Le modèle de la conscientisation et du renforcement du pouvoir populaire
Pour construire ce modèle, les chercheurs s’inspirent de la pensée de Paolo Freire, le théoricien brésilien de l’éducation populaire. Dans ce modèle, la conscientisation des populations exclues et opprimées, au moyen notamment de l’éducation permanente, est une clé pour leur émancipation sociale. L’auto-organisation des populations est ici rapportée directement à leur éducation et leur prise de conscience des injustices et des inégalités qu’elles subissent dans le cadre du système capitaliste. Les populations ne peuvent se mobiliser et s’organiser pour leurs droits que si elles sont informées et éduquées, condition indispensable à leur prise de conscience de la nécessité de changer les structures existantes.
- Le modèle de la participation de type démocratique
La participation communautaire de type démocratique renvoie à d’autres valeurs qui sont forcément liées au constat suivant lequel le fait de se trouver dans un contexte démocratique où les pouvoirs en place sont censés bénéficier d’une certaine légitimité populaire, le travail social communautaire est censé s’autolimiter dans son opposition à ces pouvoirs. Dans ce modèle, le travail social communautaire est condamné à développer des stratégies réformistes visant à améliorer les prestations sociales et le fonctionnement des institutions par une meilleure participation des citoyens. La participation communautaire vise clairement ici une baisse des tensions sociales.
- Le modèle de la participation de type utilitariste
Le modèle de participation communautaire de type utilitariste n’a pas forcément selon les auteurs une connotation péjorative puisqu’il renvoie au souci de certaines institutions de rechercher le maximum d’efficacité dans le cadre de la mise en œuvre de programmes sociaux. Il n’empêche que ce modèle qui cherche avant tout l’efficacité s’éloigne souvent des valeurs défendues par les promoteurs de l’organisation communautaire qui sont avant tout des valeurs de solidarité et de justice sociale. Les chercheurs canadiens prennent pour exemple une expérience communautaire tentée au Zimbabwe dans laquelle l’attitude des professionnels a été jugée paternaliste et intéressée. Dans ce cas, quand la population décroche parce qu’elle ne voit aucun intérêt dans le programme qui lui est proposé, les professionnels lui reprochent sa faible motivation et son manque d’implication mais ils ne cherchent pas à comprendre les véritables causes de ce désintérêt.
Bien entendu, les chercheurs canadiens s’accordent pour dire que les trois modèles proposés ne sont pas exclusifs et qu’il existe des passerelles entre eux. Certaines caractéristiques du modèle a) se retrouvent aisément dans l’un ou l’autre des deux autres modèles b) et c). Dans la pratique, les trois modèles peuvent converger parfois dans l’optique d’une meilleure adaptation du modèle choisi au contexte concret dans lequel des travailleurs sociaux sont amenés à intervenir. Quel que soit le modèle choisi en fonction du contexte concret, la participation communautaire, en visant la mobilisation des ressources de la communauté, est appelée à dépasser l’horizon de départ dans lequel certains professionnels institutionnels auraient souhaité la confiner. Elle débouchera tôt ou tard sur la prise de conscience de la population de ses capacités et de ses possibilités.
3.La typologie de Maryse Bresson (4)
Dans un article consacré au concept de participation, la sociologue française Maryse Bresson a proposé une nouvelle typologie qui articule trois modèles de participation communautaire. Pour cela, elle est partie de plusieurs variables : l’origine de l’initiative (interne ou externe), sa capacité à envisager une réorganisation plus ou moins profonde des rapports sociaux et sa relation avec les pouvoirs publics.
- Le modèle de participation comme action publique
Dans ce modèle où l’impulsion vient d’en haut, d’une institution publique, il s’agit de recourir à une action de déconcentration ou à la rigueur de décentralisation des pouvoirs et des fonctions de l’Etat dans le but de mieux rencontrer les aspirations des populations locales. Dans ce modèle, la participation des populations n’a pas pour objectif de changer le système social mais de rendre plus efficace l’action de l’Etat. Dans un Etat centralisé comme c’est le cas de la France, la participation comme action publique s’inscrit dans une dynamique de décentralisation et ou de déconcentration administrative qui vise à déplacer certains pouvoirs et certaines fonctions d’un niveau de pouvoir à un autre (du gouvernement vers la région ou la commune par exemple).
- Le modèle de participation comme action collective
Dans ce modèle, l’impulsion de l’action sociale vient d’en bas c’est-à-dire des acteurs sociaux engagés pour la prise en charge de leurs problèmes collectifs. L’action sociale dans ce modèle ne vise pas seulement la résolution collective des problèmes collectifs mais le changement des structures sociales et la réorganisation des pouvoirs dans le sens d’une plus grande démocratie participative. Cependant, l’auteure reconnaît les limites de ce modèle dans le contexte des régimes démocratiques. La légitimité des pouvoirs en place complique l’action des associations engagées dans l’action collective. Ces dernières sont contraintes de s’autolimiter dans leur ambition de changement social. Pire, dans ce modèle, les partis politiques et autres instances démocratiques pourraient être tentés d’instrumentaliser l’action collective à des fins politiques voire électoralistes.
- Le modèle de participation comme mobilisation
Dans ce troisième modèle qui est souvent confondu avec le modèle de l’action collective, la population est appelée à se mobiliser autour d’un projet social lancé par un acteur institutionnel externe (administration ou association). Quel que l’enjeu du projet social en question, l’impulsion de l’action collective vient ici de l’extérieur, ce qui tend à contredire le principe de l’auto-impulsion et de l’auto-organisation qui caractérise fondamentalement l’action communautaire. L’auteure rappelle le risque d’instrumentation politique de ce genre d’action collective dans laquelle la mobilisation sociale n’est pas spontanée et pourrait donc être en décalage avec les aspirations de la population.
(1) Laval Doucet et Louis Favreau : Théorie et pratiques en organisation communautaire, Presses de l’Université du Québec, Sainte6Foy, 1997
(2) Saul Alinsky : Etre radical, manuel pragmatique pour radicaux réalistes, Aden, Bruxelles, 2011
(3) Pierre Fournier, Louise Potvin : Participation communautaire et programmes de santé : les fondements du dogme, Sciences sociales et santé, juin 1995
(4) Maryse Bresson : « La participation : un concept constamment réinventé. », Socio-logos. Revue de l’association française de sociologie 9 | 2014,
Mohamed Tahar Bensaada, philosophe et politiste, enseigne la philosophie, l’éthique du travail social et la méthodologie du travail social communautaire au Département social de la Haute Ecole Ilya Prigogine de Bruxelles.
Pour contacter l’auteur : mtbensaada@hotmail.com