Par Iris Derzelle
Regard sur une penseuse-militante à l’origine de l’écoféminisme, et demeurant pourtant méconnue. Son travail a inspiré un mouvement d’une grande hétérogénéité, mais son ambition de transformer concrètement l’organisation sociale, économique et politique de la société a-t-elle été poursuivie ?
Féministe, écologiste, militante pour la dénucléarisation, pour la cause homosexuelle, anti-carcéraliste, membre du Parti communiste pendant dix ans : Françoise d’Eaubonne était de tous les combats. Elle s’en revendiquait sans ambages ni apologies, dans un style désinhibé et volontairement peu conforme aux conventions académiques. Longtemps passée sous silence, cette figure importante de la gauche française est peu à peu remise à l’honneur, principalement grâce au travail de Caroline Goldblum et de Serge Latouche. Ceux-ci ont collaboré, entre autres, sur la réédition d’Écologie et féminisme. Révolution ou mutation ?, paru en 2018 aux éditions Libre & solidaire. C’est dans cet ouvrage que Françoise d’Eaubonne développe la théorie écoféministe dont elle fait mention pour la première fois en 1974 dans Le féminisme ou la mort, publication longtemps épuisée mais rééditée en octobre 2020 chez Le passager clandestin.
Prémices d’une pensée révolutionnaire
Dès les années 1970, Françoise d’Eaubonne est interpellée par la question environnementale. En effet, c’est à cette époque que les premières perturbations climatiques se font sentir et que l’agriculture intensive, pourtant encore bégayante, commence à affecter les écosystèmes. En 1974, un candidat écologiste se présente ainsi, pour la première fois, à l’élection présidentielle française : René Dumont. Rapidement, Françoise d’Eaubonne est convaincue par les thèses de celui-ci et soutient sa candidature. Dumont, ingénieur agronome de formation, était effectivement persuadé de la nécessité écologique du contrôle démographique, et voyait dans l’émancipation des femmes une absolue priorité.
La militante s’inscrit donc dans ce sillage et, poursuivant la réflexion, affirme bien vite que l’exploitation de la terre fait finalement partie intégrante de l’exploitation « tout court ». Pour la militante de gauche, l’usage démesuré des ressources naturelles doit donc cesser, puisqu’il faut enrayer le mécanisme capitaliste de l’exploitation. D’autre part, d’Eaubonne réalise que le bien-être humain requiert un sol, un lieu de vie – à large échelle, la Terre. Si les discours écologistes contemporains sont très souvent ancrés dans une critique de l’anthropocentrisme, condamnant la tendance humaine à situer l’Homme au centre de l’univers et à en faire la mesure de toute chose, d’Eaubonne, par contraste, assume donc un propos humaniste. De fait, elle ne valorise pas véritablement la nature de manière intrinsèque, mais bien en relation à la vie humaine.
Elle soutient donc Dumont en 1974, mais le faible score de l’écologiste aux présidentielles est, pour elle, une véritable désillusion. La militante désespère du potentiel de transformation des institutions en place, et l’échec des écologistes la précipite sur la voie de l’antisystème, dont sera pétri son écoféminisme.
Les fondements de l’écoféminisme d’eaubonnien
Françoise d’Eaubonne s’est politisée très tôt. Née en 1920, elle est adolescente lorsqu’éclate la guerre d’Espagne, et jeune adulte lorsqu’éclate la Seconde Guerre mondiale. Elle y entre en résistance contre le nazisme et, au sortir de la guerre, adhère au Parti communiste français. Quelques années plus tard, comme beaucoup d’autres, elle s’oppose à la politique algérienne du Parti, qu’elle quitte en 1957. C’est près de vingt ans plus tard, toujours déçue de l’attitude dogmatique des néo-marxistes, qu’elle élabore sa théorie. Sans abandonner l’objectif initial du communisme, à savoir la lutte en faveur de l’émancipation collective, elle estime devoir tirer des leçons des débandades socialistes ayant marqué la première partie du XXe siècle. La théorie doit évoluer à la lumière de ces échecs, et les analyses marxistes doivent gagner en profondeur. En effet, selon la militante, les ressorts de l’exploitation capitaliste ne seraient pas réductibles à la lutte des classes mais procéderaient d’un ensemble de structures mentales séculaires, qu’elle qualifie de « patriarcales ».
Elle soutient ainsi que le capitalisme est une incarnation de l’imaginaire patriarcal, dont elle situe l’émergence entre les quatrième et troisième millénaires avant l’ère commune. Une transformation radicale des infrastructures et superstructures continentales serait advenue à cette époque, sous l’influence des peuples nordiques. La charrue aurait été substituée à la houe, outil majeur de l’agriculture féminine traditionnelle, et la gestion des terres serait alors passée entre les mains des hommes – transformation de l’infrastructure. De nouveaux phénomènes naturels auraient conséquemment été observés, comme la reproduction du bétail, et les hommes en auraient induit leur rôle dans la reproduction humaine – transformation de la superstructure. Selon l’écoféministe, les hommes auraient ainsi pris le contrôle global de la fécondité, c’est-à-dire le contrôle de la fécondité de la nature et de la fécondité des femmes, dont la participation au processus de reproduction n’aurait pas été soupçonnée. Celles-ci auraient donc été considérées comme non-actrices de la procréation et en auraient été, par conséquent, écartées des transmissions testamentaires. Leur marginalisation socio-économique trouverait ici son origine.
Un tel récit des origines vient appuyer la thèse féministe selon laquelle les rapports d’inégalité entre hommes et femmes, bien que séculaires, sont d’ordre socio-historique – et, donc, ni de toute éternité ni nécessairement fondés en nature. Mais la théorie selon laquelle les nomades septentrionaux seraient les instigateurs du patriarcat n’a plus guère de valeur à l’heure actuelle. Cependant, même si ce récit s’avère aujourd’hui douteux, les analyses et hypothèses auxquelles ouvre celui-ci ne sont pour autant pas dépourvues d’intérêt : de fait, selon d’Eaubonne, la découverte de la fécondité a généré de nouvelles structures mentales, tels le désir d’expansion illimitée et la volonté de maîtriser ce qui n’est pas (à) soi, et celles-ci auraient traversé les siècles de sorte à caractériser aujourd’hui encore l’imaginaire patriarcal. Elles sous-tendraient tous les rapports d’exploitation depuis lors fomentés – l’exploitation des femmes par les hommes, des travailleurs par les capitalistes, de la nature par les humains, ou encore du Sud par le Nord.
Non sans audace, d’Eaubonne dénonce également l’obsession de la reproduction humaine, le « lapinisme », qu’elle interprète comme une énième manifestation de l’illimitisme patriarcal. Ce lapinisme décuplerait les effets délétères du patriarcat-capitalisme, puisque la croissance démographique entraîne la croissance de la production et donc la solidification des mécanismes d’exploitation de la nature, des salariés, des femmes, et du Sud. Pour garantir à l’ensemble des êtres humains une vie digne, il faudrait donc accepter de contrôler les naissances. Mais alors que la majorité des discours néo-malthusiens visent les pays africains, Françoise d’Eaubonne s’adresse prioritairement aux pays industrialisés lorsqu’elle appelle à la décroissance démographique. Elle dénonce d’ailleurs l’hypocrisie de ces pays riches qui, avec paternalisme néo-colonial et sans guère d’auto-procès, demandent aux pays du Sud de contrôler leurs naissances, et donc le corps des femmes, au nom du développement économique. Or, rappelle-t-elle, les pays occidentaux ont une grande part de responsabilité dans les inégalités mondiales – ils polluent intensément et organisent, en outre, le pillage des minerais africains. Par ce biais, Françoise d’Eaubonne montre à nouveau que ni la question environnementale ni la condition des femmes ne peuvent être pensées indépendamment d’une analyse globale des iniquités.
Socialisme et féminisme
Tout combat qui va au bout de soi-même rencontre tous les autres ; tout combat qui s’éloigne des autres – phénomène de séparation – perd de vue sa propre fin. C’est ainsi que la lutte des classes, au cours de ses victoires historiques, a perdu de vue le but de la lutte des sexes (…). Et c’est en quoi la lutte des sexes se nierait elle-même si elle perdait de vue le but de la lutte des classes, à savoir la disparition des classes elles-mêmes, la fin du salariat et du système marchand. Et ni la lutte des sexes ni la lutte des classes ne pourra atteindre si l’une des deux se coupe de l’urgence écologique (…). L’autonomie, ne cessons pas de le souligner, n’est pas séparation ; au contraire, elle est base de la rencontre.
Selon Françoise d’Eaubonne, les marxistes, peu intéressés par la condition des femmes, auraient échoué à percevoir la profondeur des structures d’exploitation. Elle s’inscrit ainsi dans la lignée de Carla Lonzi qui, quelques années plus tôt, tirait un constat semblable dans Crachons sur Hegel, ouvrage paru en 1970 et réédité en 2017 par Eterotopia France. De manière alors assez inédite, l’Italienne y déplore la culture patriarcale du marxisme-léninisme et son indifférence à l’égard du travail domestique, qu’elle perçoit quant à elle comme une structure d’exploitation sous-jacente au système d’accumulation capitaliste. La Française analyse le travail au foyer en des termes semblables. Écartées de la production et assignées à la reproduction du cycle vital au sein de la sphère privée – à la parturition, à l’éducation des enfants, ou encore à la cuisine –, les femmes fournissent un travail servant prioritairement l’émancipation du mari et du fils, en plus d’être non-rémunéré et souvent exercé sous la pression familiale. Par ailleurs, les enfants qu’elles élèvent deviennent à terme travailleurs-consommateurs, au même titre que les maris qu’elles nourrissent. Le système capitaliste reposerait donc bien sur le travail invisible de la classe reproductrice, somme toute productrice indirecte de la force de travail vendue au patronat. En affirmant si tôt que le capitalisme repose sur l’exploitation de la gent féminine, Lonzi et d’Eaubonne deviennent des pionnières du féminisme matérialiste. Émergeant au début des années 1970, et principalement en France, ce courant a effectivement pour caractéristique première la théorisation du patriarcat à partir d’outils conceptuels empruntés au marxisme.
Rapidement, la Française écrit donc que c’est en reprenant le contrôle de leur fécondité que les femmes parviendraient à miner le système, et à plusieurs niveaux. En limitant la taille des fratries, elles diminueraient le nombre de producteurs-consommateurs et, donc, le rythme de production capitaliste. Ce faisant, elles endigueraient également l’exploitation des ressources naturelles. Par ailleurs, libérées des charges domestiques, elles apparaîtraient sur l’espace public et pourraient s’investir dans l’organisation politico-économique des sociétés. De telles transformations institutionnelles, placées sous le signe de la collaboration et de l’égalité, ébranleraient l’hégémonie patriarcale et les structures mentales connexes. En outre, de par leur grand nombre, les femmes émancipées qui rejoindraient les rangs des travailleurs doubleraient les effectifs révolutionnaires, redistribuant ainsi les cartes de la lutte anticapitaliste. Le rapport de pouvoir entre hommes et femmes relierait donc les problématiques écologiques, sociales, économiques, et politiques du XXe siècle – par ailleurs toujours d’actualité au XXIe. Les femmes doivent dès lors accéder à la contraception pour leur émancipation et pour celle des travailleurs, pour la fin de l’exploitation des peuples et la fin de l’exploitation de la nature. Ainsi, pour Françoise d’Eaubonne, « le féminisme, c’est beaucoup plus que le féminisme ».
Cette grande transformation institutionnelle, totale, est indissociable d’une transformation des structures mentales, mais la question du sens de la causalité ne serait pas pertinente, ces mutations se faisant mutuellement et continuellement advenir. Conséquemment, la dénonciation de la mentalité patriarcale doit impérativement s’arrimer à une lutte effective pour un renouveau politico-économique. Les conclusions d’Écologie et féminisme, le premier ouvrage de l’écoféministe à avoir fait l’objet d’une réédition au XXe siècle, ainsi que les éléments sélectionnés par Caroline Goldblum dans Françoise d’Eaubonne et l’écoféminisme témoignent de l’engagement militant et du projet concret de l’écoféministe : réduction du temps de travail, abolition de la cellule familiale, retour à l’agriculture douce et extensive, ou encore décentralisation du pouvoir et création de conseils d’autogestion de type communaliste sont autant de pistes à envisager pour un renouvellement idoine de la société. Françoise d’Eaubonne, qui ne perd jamais de vue ces objectifs, n’ergote donc pas sur le système de valeurs patriarcal, mais le met au jour afin de faire advenir une autre forme d’organisation collective, pour laquelle elle ne craint pas de suggérer des mesures concrètes et radicales. Son objectif n’est effectivement pas de créer de groupes alternatifs en marge du système, mais de faire muter celui-ci.
Dans les marges de l’écoféminisme
Il est fréquemment rapporté que ce fut lors d’un séjour en France que la philosophe Mary Daly découvrit la pensée de d’Eaubonne, qu’elle importa ensuite aux États-Unis. Toutefois, l’écoféminisme s’est également élaboré hors les murs de l’Université. Les luttes anti-nucléaires que mènent des femmes depuis les années 1970, comme à Seattle (avec Starhawk) ou à Greenham Common (avec Alice Cook et Gwyn Kirk), le mouvement Chipko en Inde (notamment représenté par Vandana Shiva), ou encore le Green Belt Movement au Kenya (fondé par Wangari Maathai) illustrent notablement le pendant militant de la théorie écoféministe. Mais, somme toute, il est de toute façon peu opportun de distinguer radicalement les théoriciennes des militantes, car une majorité porte l’écoféminisme sur les deux fronts.
Les contributions écoféministes se sont multipliées et le mouvement comptent aujourd’hui plusieurs « grands noms » : en plus des écoféministes citées plus haut, et parmi beaucoup d’autres encore, on peut ainsi renvoyer à Susan Griffin, Carolyn Merchant, Maria Mies, ou encore à Val Plumwood. Ces contributions sont singulières et diffèrent les unes des autres mais, puisqu’elles revendiquent une même étiquette, les héritières de d’Eaubonne ont certainement quelque élément en commun – quelque chose doit les relier, et ce terme arrive à point. De fait, on peut difficilement parler d’écoféminisme sans parler de reliance. Expression anglo-slaxonne convoquant l’imaginaire de la reconnexion, la reliance est une invitation à renouer avec soi-même, son corps et ses émotions, ainsi qu’à se reconnecter au vivant, c’est-à-dire aux humains, aux animaux et à la Nature. Les exercices spirituels auxquels invite Starhawk dans Rêver l’obscur ou le « travail qui relie » de Joanna Macy témoignent fortement de ce discours de la reconnexion. Celles-ci ont, par exemple, élaboré la Spiral Dance (Starhawk) et la Danse de l’Orme (J. Macy), des danses collectives de « reconnexion » au cours desquelles les participants forment une chaîne humaine en se tenant les mains et effectuent ainsi une série de mouvements donnés, idéalement en pleine nature. Ces pratiques sont fréquentes dans l’écoféminisme et, de manière générale, les milieux alternatifs en sont devenus friands. En effet, la reliance apparaît de plus en plus comme une condition de possibilité de la « transition ».
En outre, les écoféministes sont souvent proches des éthiciennes du care, qui intègrent à leurs cadres éthiques l’attention, la compassion, les émotions, voire d’autres éléments également caractéristiques de l’ordre de valeurs dit féminin. Le travail de Val Plumwood, entre autres, est hautement représentatif de cette proximité. L’un des enjeux majeurs de l’écoféminisme est ainsi de promouvoir des comportements socialement attribués à la population féminine, et de remettre en question des attitudes dites patriarcales dont il conviendrait, par contre, de se détacher. Plus encore, les écoféministes critiquent la manière dont l’imaginaire patriarcal opposerait et hiérarchiserait systématiquement le corps et l’esprit, la nature et la culture, les émotions et la raison, la femme et l’homme, etc. Les premiers termes de ces constructions duelles seraient associés au féminin et infériorisés, voire instrumentalisés par les seconds, en revanche associés au masculin. Ces dualismes, imprégnant la pensée et le langage, infiltreraient ainsi les institutions et les relations humaines. La plupart des écoféministes analysent les rapports de domination minant la société à travers ce prisme : chaque groupe dominé serait associé à la sphère du féminin et infériorisé sur cette base.
Ce sont-là les voies de réflexion qu’empruntent le plus souvent les écoféministes, mais on y retrouve finalement peu le propos de Françoise d’Eaubonne. En effet, la Française propose une réflexion davantage inspirée des luttes sociales ouvrières. Porteuse d’un projet d’émancipation collective et sociale, elle offre une pensée radicalement politique et influencée par la lutte communiste, et ce malgré sa rupture proclamée avec le marxisme. Certes, elle promeut les valeurs féminines – elle encadre toutefois le terme « valeurs » de guillemets et les qualifie de prépatriarcales – et évoque ponctuellement la notion de dualisme, mais elle n’en fait toutefois pas son cheval de bataille. La modification des structures mentales et la mutation de la société sont indissociables mais la nuance est dans la focale et, chez d’Eaubonne, celle-ci porte indéniablement sur la mobilisation collective en faveur d’une transformation totale et concrète de l’organisation sociale, économique et politique de la société. Contrairement à de nombreuses écoféministes contemporaines, Françoise d’Eaubonne ne s’éternise donc ni sur les dualismes et la « déconstruction » des discours, ni sur la reliance. Ne s’attardant pas sur les « valeurs du soin », elle n’exhorte pas non plus au pacifisme et défend plutôt la contre-violence lorsqu’elle l’estime nécessaire. Pour la militante, il est ainsi légitime, voire nécessaire, de réagir violemment à une violence systémique ou étatique, ce dont atteste sa participation à l’attentat de Fessenheim, en 1975.
Omerta écoféministe
Bien qu’elle ait créé le terme auquel s’identifient les actrices du mouvement, Françoise d’Eaubonne se retrouve finalement en marge de l’écoféminisme. Le plus souvent, d’ailleurs, les écoféministes ne la mentionnent – lorsqu’elles la mentionnent – que pour honorer quelques vagues exigences généalogiques : la Française a forgé le fameux concept en 1974 mais sans grand impact, la survie du mouvement se devant surtout aux Américaines qui le récupérèrent et lui donnèrent la portée qu’on lui connaît aujourd’hui. Mais quelques brèves notes bibliographiques ne peuvent rendre justice au travail de d’Eaubonne, et signaler que sa pensée a souvent été occultée n’équivaut pas à la sortir de l’ombre.
Les écoféministes ont pourtant appris à assumer la pluralité du mouvement, qui n’a guère été épargné par les débats internes. De fait, des divergences ont souvent émergé quant à la relation entre les femmes et la Nature : s’agit-il d’identifier une communauté de destin entre des entités liées par un oppresseur commun, ou une proximité particulière entre les femmes et la Terre ? La question de la spiritualité clive également, certaines sacralisant leur rapport à la Nature et d’autres pas. Et si un consensus existe pour répudier l’obsession de la maîtrise rationnelle, présentée comme le facteur premier de l’exploitation du vivant, un autre point de tension en surgit : ne serait-il pas antithétique d’académiser l’écoféminisme au détriment des approches militantes et artistiques, qui honorent plus vivement le corps et les émotions ?
Ces discordances ont toutefois été assumées et relativisées, ce qu’illustre entre autres le recueil Reclaim édité par Émilie Hache en 2016. Pour autant, les écoféministes ne s’expliquent pas sur leurs silences. D’après Caroline Goldblum, le retour à d’Eaubonne fut rarement entrepris sur le continent car l’écoféminisme y fut lui-même longtemps discrédité par les autres féministes : fortement influencées par Simone de Beauvoir, celles-ci n’auraient cautionné aucun rapprochement entre les femmes et la Nature. C. Goldblum note en sus que les centres d’intérêt particuliers de la militante, comme la préhistoire et la science-fiction, refroidirent probablement le lectorat. Isabelle Cambourakis suggère ailleurs que la radicalité des actions et des propos de d’Eaubonne, couplée à son catastrophisme très prononcé, commun au début des années 1970 mais difficilement récupérable par la postérité, n’ont pas non plus joué en la faveur de l’écoféministe. Ces hypothèses sont indéniablement convaincantes, mais quelques éléments de réponse supplémentaires pourraient toutefois être proposés. Effectivement, à l’aune de l’Histoire des idées, d’autres facteurs explicatifs émergent, tels que l’effondrement de la gauche radicale en Europe et sa diabolisation aux États-Unis, la perplexité des féministes de la troisième vague face à une position néo-malthusienne, ou encore le succès du post-modernisme.
S’interroger sur les silences
Il est finalement peu surprenant qu’une théorie aux tonalités communistes ait été difficilement reçue par les sociétés occidentales des années 1970-1980. En effet, aux États-Unis comme en Europe de l’Ouest, la gauche souffre : l’aile radicale est condamnée et la gauche de parti s’éloigne des idéaux socialistes. L’échec des utopies communistes a précipité la faillite du socialisme en Europe, et les États-Unis sont en pleine guerre froide. Il est presque dangereux d’y soutenir des thèses socialistes. Comment, dès lors, y tenir un propos aussi radical que celui de d’Eaubonne ?
Par ailleurs, à partir des années 1980, une partie des féministes souhaite revaloriser l’image de la mère au foyer, que la seconde vague (Mouvement de libération des femmes, entre autres) avait pourtant cherché à éliminer. Pour les féministes dites de la troisième vague, une femme peut effectivement s’épanouir à la maison et dans la maternité si cette condition est choisie et désirée. Les écoféministes s’inscrivant globalement dans cette mouvance, le travail de d’Eaubonne, néo-malthusien, s’avère à nouveau difficile à récupérer. Un dilemme du même ordre a par la suite émergé avec les avancées des sciences biomédicales. De fait, de nombreuses féministes considèrent aujourd’hui que la P.M.A.(procréation médicalement assistée) est un progrès social, voire moral, à défendre. Elles tiennent ainsi une position peu compatible avec le néo-malthusianisme.
Il faut enfin évoquer la déferlante post-moderniste s’étant engouffrée entre l’écoféminisme d’eaubonnien et les formes postérieures du mouvement. En effet, les (éco)féministes de la fin de siècle ont été fortement marquées par la French theory, et ce particulièrement aux États-Unis. Les écoféministes entretiennent ainsi un lien particulièrement ténu avec Jacques Derrida, sa déconstruction et son concept de carnophallogocentrisme. Par ce terme, le philosophe identifiait, et reliait, ce qu’il estimait être les trois piliers des civilisations occidentales : le sacrifice animal, la supériorité masculine et la suprématie du logos. Certes, la diversité interne au mouvement est grande, mais ces axes thématiques sont indéniablement récurrents. Ariel Salleh, écoféministe néo-marxiste, fait figure d’exception confirmant la règle : elle regrette précisément la pensée dématérialisée des féministes de la troisième vague, et donc de nombreuses écoféministes, qui feraient primer la déconstruction des discours sur l’élaboration et la défense d’un projet collectif concret – la tâche initiale de la gauche.
La vision politique de d’Eaubonne demeure ainsi marginalisée. Ce silence attesterait-il d’un irréfragable clivage entre son écoféminisme et les formes postérieures du mouvement ? Plus encore, celui-ci ne témoignerait-il pas d’un contraste fort entre la pensée radicale de la militante et les pensées de gauche actuelles, davantage portées sur les enjeux identitaires et la « révolution intérieure » que sur un projet politique concret ?
Être de gauche avec Françoise d’Eaubonne
À maints égards, d’Eaubonne serait paradoxalement plus proche de la gauche radicale que des femmes se revendiquant aujourd’hui de l’écoféminisme. La Française propose à la cité un projet démocratique révolutionnaire et son néo-malthusianisme, dérangeant pour la postérité, témoigne finalement de cette ambition. En effet, lorsque d’Eaubonne prône la décroissance démographique, elle privilégie le projet sociétal à l’exercice atomisé des libertés individuelles, illusoires en l’absence d’une liberté collective. Penser avec d’Eaubonne consiste ainsi à rechercher l’autonomie de la cité.
En revanche, lorsque le curseur politique est déplacé sur le plan identitaire, voire moral, l’émancipation politico-économique du collectif risque d’être occultée et une distinction fallacieuse entre les écoféministes « de droite » et « de gauche » peut alors s’installer. Celles associant les femmes à la nature sur base d’un parallélisme des cycles naturels tiendraient un discours éthico-social plutôt essentialiste, donc conservateur, donc « de droite » ; et les écoféministes « de gauche » seraient, tout simplement, les autres. Pourtant, la sempiternelle question essentialiste s’évapore assez rapidement à la lecture des textes, et ce débat récurrent n’est donc pas ou peu fondé. Il maintient toutefois la focale sur les questions identitaires et morales. Ainsi, sous l’effet d’un échiquier politique dépolitisé et d’un faux débat, les écoféministes apparaissent majoritairement « de gauche » et Françoise d’Eaubonne, quant à elle, est repoussée dans les marges dites extrêmes, voire dangereuses. Cela corrobore les propos d’Evelyne Pieiller (Le Monde diplomatique) qui constate, non sans inquiétude, que la gauche contemporaine semble davantage portée sur la révolution intérieure que sur la révolution sociale. Pour E. Pieiller, en effet, la gauche est aujourd’hui « en quête d’un supplément d’âme » : vidé, le socialisme chercherait le sens de son action dans le soin de l’âme et les pratiques de reconnections spirituelles, et se révélerait oublieux de « l’âme » véritable de la gauche, à savoir le projet révolutionnaire.
Inspiré par l’aplomb politique de l’écoféministe française, le lectorat contemporain pourrait-il également conclure au manque de visions et de projets de la gauche actuelle ? Resserrée autour d’un noyau de revendications individuelles « progressistes », celle-ci n’est-elle d’ailleurs pas davantage fidèle au libéralisme politique qu’au projet révolutionnaire ? Elle jouerait dès lors un jeu dangereux, le néolibéralisme instrumentalisant allègrement le discours des droits individuels à des fins économiques. Il est donc heureux que Françoise d’Eaubonne, longtemps restée dans les marges, retrouve le chemin des librairies. Et, d’une certaine manière, ne retrouverait-t-elle pas aussi la rue ? Car lorsque les corps citoyens ont manifesté pour la démocratie et la souveraineté populaire à Paris, à Santiago du Chili, à Bagdad, à Alger, ou encore à Hong Kong, n’était-ce pas au nom de l’autonomie collective que promouvait également Françoise d’Eaubonne ? Certes, la pandémie de coronavirus a mis à l’arrêt la plupart de ces mouvements. Mais nous continuerons au moins à (nous) demander si la désintégration de l’espace public à laquelle nous assistons actuellement ne sert pas, au passage, quelques motifs d’ordre politique que l’écoféministe aurait incité à contester.
Source : La vie des idées, décembre 2020