Par Grégory Meurant
Intervenir en tant que travailleur social dans les mouvements sociaux pose parfois la question éthique de la neutralité de l’action sociale. Si la participation des travailleurs sociaux à des actions collectives traditionnelles dans les régimes démocratiques ne semble pas surprendre lorsqu’il s’agit de revendications progressistes sur l’égalité des droits ou le questionnement de rapports d’oppression, elle est directement questionnée lors des grèves de la faim collectives de sans-papiers. La grève de la faim est aujourd’hui une action clé du répertoire d’actions collectives des personnes privées de titres de séjour dans les régimes démocratiques, dans le cadre des mouvements sociaux de ces personnes pour obtenir des droits sociaux. En ce sens, elle forme un excellent cas d’étude pour mieux comprendre les enjeux éthiques de l’action sociale en régime démocratique. Cet article ne vise pas à formuler des réponses aux critiques de la grève de la faim en elle-même, mais aux critiques de l’intervention sociale en grève de la faim. Ses réponses sont formulées en termes de la légitimité éthique de l’intervention et se fondent sur l’expérience de l’intervention dans les grèves de la faim à Bruxelles entre 2009 et 2021.
La grève de la faim, action délégitimée d’une population discriminée
Il est utile de rappeler que la grève de la faim n’est pas une action spontanée, mais un choix politique émergeant souvent après l’échec d’une multitude d’autres actions d’un mouvement social inscrit dans le temps. Souvent décriée comme chantage, la grève de la faim est parfois perçue comme un moyen d’action illégitime au sein des régimes démocratiques, qui disposent d’institution de représentation et de débats publics.
Si les conditions de réalisation d’une grève de la faim varient selon les époques et les groupes sociaux qui les réalisent, celles-ci génèrent dans les régimes démocratiques des mouvements de solidarité citoyennes – tantôt par des citoyens interpellés par les conditions de vie mises en éclairage par cet acte radical de la mise en danger de son corps pour pouvoir exister socialement, tantôt par des associations actives dans le terrain de l’aide sociale et de l’accès aux droits et par des médecins individuels considérant que leur rôle est la réduction des risques liés au choix des grévistes. Du point de vue de l’action sociale et de la réduction des risques, la grève de la faim est un terrain légitime pour l’intervention des travailleurs sociaux dans un contexte pluridisciplinaire. La grève de la faim est un moment de rupture avec des activités socioéconomiques existantes pour les grévistes, qui cessent leurs activités économiques informelles, rompant par là le contrat tacite entre eux et leurs employeurs de fait, perdant leur logement par incapacité de payer (et du fait de leur logement dans l’occupation). Les grévistes entrent généralement en grève après une série d’échecs du mouvement à aboutir à leurs revendications et entrent avec un mal-être existentiel créé par l’absence de reconnaissance sociale et politique, et une vie contrainte à la survie et l’exploitation quotidienne qui offre peu de perspectives. En plus de cela, les conséquences biologiques de l’absence de nourriture renforcent les pensées anxieuses intrusives et la formation d’un état dépressif.
La déontologie des assistants sociaux
Les critiques de l’intervention sociale dans les grèves de la faim, qu’elles viennent de militants favorables au mouvement plus global des sans-papiers investi dans l’acquisition de droits sociaux et politiques, ou d’opposants fermes à la migration, remettent souvent en question l’action sociale sur le terrain des grèves en les accusant, soit d’instrumentaliser les grévistes, soit de les encourager.
Les difficultés de l’intervention sociale, qu’elles soient logistiques, psychologiques ou politiques poussent donc tout professionnel à se référer à des principes éthiques reconnus. L’article 4 de la Déclaration mondiale des principes éthiques du travail social de la fédération internationale des travailleurs sociaux formule, par exemple que le travailleur social est tenu de :
« Respecter le droit à l’autodétermination Les travailleurs sociaux doivent respecter et promouvoir le droit des personnes à faire leurs propres choix et à prendre leurs propres décisions, quelles que soient leurs valeurs et leurs choix de vie, à condition que cela ne menace pas les droits et intérêts légitimes des autres. »
Dans le cadre d’une action collective telle que la grève de la faim, l’intervenant social n’intervient donc pas « en soutenant la grève de la faim », mais dans le respect de l’autodétermination du mouvement des sans-papiers à choisir ses propres formes d’action collectives.
Sur le rôle du travailleur social, article 1.3.2 du code de déontologie des Assistants sociaux belges francophone des assistants sociaux :
« (…) un agent d’action sociale en participant à des actions qui contribuent au développement d’une société propre à faciliter les progrès humains. Par sa fonction d’analyse et d’intervention auprès des personnes, des groupes et des communautés dans les structures où ils vivent, l’Assistant Social est révélateur des besoins et agent de développement individuel et social. »
Le travailleur social a donc sa place, en tant que garant de méthodologies de travail collectif et individuel, en soutien d’une équipe médicale dans la réduction des risques liés au choix de la grève de la faim par des personnes privées de titre de séjour. Dans le cadre de la structuration d’un dispositif visant prioritairement à réduire les risques biomédicaux, on pourra également se référer aux codes éthiques de la profession médicale. La déclaration de Malte de l’Association médicale mondiale de 1991 traite, par exemple, spécifiquement des grèves de la faim. Elle traite de la contradiction entre l’obligation morale du médecin de respecter le caractère sacré de la vie et son devoir de respecter l’autonomie de la personne. Elle laisse à l’autonomie du médecin ce dilemme difficile entre accepter un refus de soigner en cas de coma, et briser le principe d’autonomie. La Déclaration de Malte conclut : « Si ce médecin ne peut accepter la décision du patient de refuser son toute assistance, le patient doit alors pouvoir s’adresser à un autre médecin. »
L’intervention en elle-même n’enfreint donc pas de règles déontologiques pour les travailleurs sociaux. Il revient à l’intervenant de se situer lui-même par rapport à ces principes, de considérer sa disposition à aider des personnes qui ne demandent qu’une aide partielle, voire parfois une simple écoute, sans avoir de prise sur les solutions véritables.
Les critiques de l’intervention sociale en grève de la faim
Les articles et ouvrages sociologiques sur les grèves de la faim de sans-papiers s’y sont intéressés sous l’angle du lien avec la politique et de la mobilisation. Ils énumèrent et analysent les diverses critiques adressées à la grève de la faim elle-même en tant que moyen, et à ses acteurs qu’ils soient grévistes ou militants en soutien. Les critiques adressées à l’accompagnement psychomédicosocial sont peu abordées : pourtant, elles sont bien présentes sur le terrain.
Ces critiques viennent souvent de tout bord idéologique : adversaires politiques à la migration, soutiens étudiants et militants favorables à la régularisation, institutions soutenant l’accès aux droits sociaux mais mal à l’aise avec le choix de la grève de la faim. Les critiques peuvent venir de militants de terrain qui préfèrent les actions de désobéissance civile (manifestations, actions médiatiques), d’enseignants universitaires ou de hautes écoles (aussi dans des écoles sociales), certains réseaux associatifs se désolidarisent des mouvements une fois l’annonce de la grève de la faim. Celle-ci semble créer un malaise, sans doute car elle trahit la crise du lien social qui traverse aujourd’hui les régimes démocratiques.
« Il ne suffit pas de ne pas être d’accord, il ne faut pas y aller ! »
Cette formulée, lancée par un professeur d’université défenseur du mouvement de droits sociaux du mouvement de sans-papiers concernés incarne l’essence de la critique la plus récurrente. En d’autres termes : « aider, c’est légitimer l’action ». Elle est souvent formulée d’un ton accusateur, énoncée comme une menace, ainsi cet avocat et député venu soutenir le mouvement mais dénoncer la forme de l’action : « et vous, vous êtes d’accord avec ça ? », « vous les encouragez ? ». Intervenir sur une grève de la faim, même dans le cadre du travail social, implique de devoir constamment se justifier. Cette injonction interrogative peut se décliner sous plusieurs formes : « La grève de la faim n’est pas un moyen légitime dans une démocratie », « on est d’accord sur le fond mais pas sur la forme », « vous les encouragez à faire la grève ».
Cette critique était la plus étrange à me yeux, après une récente expérience de travail social dans une association d’accompagnement des usagers de drogues dans une perspective de réduction des risques. Il ne viendrait pas à l’idée de dire à un psychiatre qu’il légitime la schizophrénie, ou d’accuser un service d’aide aux personnes suicidaires de légitimer le suicide et de leur intimer de se justifier. La grève de la faim collective des sans-papiers est un appel au soutien, dans lequel les travailleurs sociaux ont leur place, comme dans toute situation de limitation des droits sociaux. Une demande de reconnaissance y est clairement exprimée sous une forme collective, qui génère des besoins spécifiques. La dénonciation de toute forme de travail social semble peu considérer les principes qui sont au fondement même du choix sociétal d’avoir des travailleurs sociaux..
« La grève de la faim est un combat individuel et non collectif »
Les grévistes sont dès lors accusés de se désolidariser de l’ensemble de la communauté qu’ils représentent. La critique dénoncera, comme ce militant étudiant actif dans des actions de désobéissance, le fait que les grévistes « se battent désormais que pour eux », qu’ils « s’en foutent, ils se battent juste pour leurs papiers ». En somme, leur action ne représenterait plus une idée, mais un combat pour une situation personnelle, ce qui enlèvera de la noblesse à l’action collective.
D’une part, il me semble que cette critique ne s’adresse pas au travailleur social qui intervient au niveau de la logistique de la grève de la faim, souvent en réintroduisant du travail social individuel dans une action très collective : cette critique relève d’une vision stratégique du mouvement et questionne son autodétermination. D’autre part, cette distinction entre individuel et collectif est assez peu convaincante : les grèves collectives du travail ne profitent-elles pas directement à la situation individuelle des grévistes, par un relèvement de salaire ? Ce droit de grève est pourtant consacré comme un droit fondamental. Il y a lieu de se demander si l’illégitimité de la grève de la faim ne résulte pas de l’illégitimité du groupe qui la réalise, plutôt que de la nature de l’action en elle-même.
« Ils cassent le mouvement »
Le mouvement social dans lequel s’inscrit une grève de la faim peut être perçu très différemment selon les subjectivités, voire ne pas être considéré comme un mouvement légitime. Cette critique envisage le rapport de force tel qu’il permet des revendications très fortes. En 2009, les personnes qui ont vivement énoncé cette critique (des sans-papiers refusant dans un premier temps de faire la grève aux personnalités universitaires les soutenants) reprochaient aux grévistes de passer à une lutte individuelle et de ne plus soutenir l’ensemble des sans-papiers. Autrement dit, ils reprochaient un abandon de la lutte pour le changement législatif au profit de la seule amélioration de la situation personnelle. Cette critique rejoint donc par essence la précédente. L’une des considérations redoutées par les militants était le cadrage de la problématique du droit social sous un angle humanitaire qui reconnaissait la précarité de la santé, plutôt que le problème de gestion politique de la migration.
A nouveau, ces considérations ne semblent pas s’adresser au travailleur social qui a choisi une posture de respect de l’autodétermination et de réduction des risques ici et maintenant. Bien sûr, sous l’angle de l’organisation communautaire et de l’engagement politique, rien n’empêche un travailleur social d’adopter cette position. Mais cette remarque est le fait d’une analyse sociologique, voire stratégique du mouvement. Sans perdre l’idée que le travail social s’inscrit dans une réflexion critique de l’environnement sociopolitique dans lequel il s’exerce, cette critique ne contredit pas la légitimité du travail social sur la grève de la faim, en tant que réponse à des besoins sociaux formulées d’une manière collective.
« Ils se mettent eux-mêmes dans le besoin »
Rarement partagée et même évoquée au sein des soutiens à la régularisation des droits sociaux des migrants, cette réflexion peut néanmoins exercer une influence désastreuse. Cette remarque a été formulée par un agent de service public est souvent formulée par les opposants au mouvement. Cette logique est peu populaire, pour des raisons évidentes : si elle était appliquée à l’ensemble du secteur social, il y aurait bien peu de services sociaux.
De manière plus large, c’est le discours prononcé dans le champ médical, notamment aux urgences : « la solution, c’est de manger ». C’est selon moi une réduction du cadre contextuel que l’assistant social, dans le cadre d’une demande d’aide médicale urgente, ne peut adopter.
« Il y a d’autres moyens de lutte »
C’est un argument très populaire et plutôt adressé aux grévistes qu’aux intervenants. Il y manque à mon sens une contextualisation de la situation qui a mené aux grèves en cascade6. La réponse des grévistes est habituellement : « mais on a tout essayé ».
« On a tout essayé », au niveau individuel : les procédures légales, les avocats, les demandes, les entretiens, le travail – rappelons que la régularisation par le travail en Belgique n’est pas prévue dans les mécanismes juridiques. « On a tout essayé » au niveau collectif : manifestations, visites au cabinet de la ministre fédérale de l’emploi, rencontres de tous les partis politiques, occupations de bâtiments syndicaux, de l’Office des étrangers, d’universités. Ce « On a tout essayé » rappelle que la grève de la faim n’est pas soudaine, simple intrusion d’un agenda biologique avec lequel il faut composer, mais est une étape dans un long processus de démarches et revendications, aux niveaux individuel et collectif : l’aboutissement désespéré d’un groupe de gens épuisés qui est non seulement passé par toutes les procédures juridiques prévues, mais également par tout le répertoire d’actions collectives reconnu au sein de la structure d’opportunités politiques belge. Dans le récit de vie des grévistes interrogés, la grève de la faim apparait comme le seul moyen d’action possible après l’ensemble de leur investissement dans d’autres formes d’actions collectives et individuelles.
Ainsi, le débat de « faire la grève ou pas » ne relève pas d’une différence d’opinion, mais bien d’une différence de position. Du point de vue de l’éthique du travail social défendue ici, il n’y a ni à la défendre, ni à la condamner : pour le travailleur social, il s’agit d’agir en cette situation, et non sur elle.
Le suivi médical crée une « illusion de sécurité »
Cet argument a été avancé lors d’une conférence de presse en 2009 par des médecins ayant accompagnés de nombreuses grèves de la faim depuis les années 2000. Nombre de travailleurs de terrain, médecins, infirmières, et une sociologue, ont produit une source d’information inestimable sur l’accompagnement médical des grévistes de la faim, notamment dans un numéro de Santé Conjuguée qui regroupe de nombreuses réflexions sur les difficultés relative à ces grèves. Cette critique est la plus sérieuse à considérer. L’argument de l’illusion de sécurité médicale se résume de cette manière : dans le contexte des grèves de la faim se démultipliant à Bruxelles, il n’y a pas suffisamment de médecins pour accompagner les grévistes. L’accompagnement n’est donc pas fait dans des conditions optimales et le passage d’un médecin qui a peu de prise sur l’évolution de la dégradation physique du corps peut créer l’idée, chez les grévistes, qu’ils sont correctement suivis.
L’illusion de sécurité peut aussi, selon cette critique, être le fait des pouvoirs publics : l’existence d’un dispositif médical citoyen pourrait leur faire croire à une situation contrôlée et, en même temps, à les amener à se déresponsabiliser, voir à instrumentaliser ce dispositif. La crainte formulée est d’aboutir à une logique de quasi-institutionnalisation du processus « problème politique à grève de la faim à médecins bénévoles à jeu de négociation politique à résolution de la grève en question mais pas du problème de fond ». Un processus qui instrumentaliserait de fait la position du personnel médical citoyen.
De plus, les médecins pointaient le paradoxe de leur intervention potentielle sur les grèves vis-à-vis de leurs consultations cliniques individuelles. Que peut répondre le médecin intervenant dans une grève de la faim à un patient privé de titre de séjour le consultant dans son cabinet, et qui lui demande s’il doit faire la grève de la faim pour avoir un droit de séjour ? La situation politique crée un véritable malaise professionnel.
Les problèmes posés par ces médecins sont de taille et renvoient, sous un jour nouveau, à la question de la légitimation de la grève par la présence des professionnels psychomédicosociaux. Seul un positionnement éthique personnel peut être formulé, sans volonté de critiquer les positionnements éthiques d’autres professionnels.
Voici comment j’ai construit le mien : le suivi médical me semble nécessaire pour la réduction des risques. Une autre position peut être formulé, comme ce médecin spécialiste intervenant dans la grève de la faim du Hall des Sports de l’ULB en 2099 « , je pense qu’il est possible d’y appliquer une médecine de guerre, ou de catastrophe, avec un petit groupe de médecins et une bonne organisation ». Il est évident que, si un faible suivi médical ne prévient pas certaines séquelles, l’absence complète de suivi n’améliorera pas la situation. La question de légitimer la grève de la faim, non parce qu’elle serait elle-même illégitime, mais parce qu’elle répond à un pouvoir politique qui se déresponsabilise, est très pertinente. Face à une action publique créatrice de problèmes sociaux (ou incapable de les prévenir) qu’elle ne veut pas reconnaître, peut-on se contenter d’une intervention bénévole et institutionnalisée de fait ? Le problème n’est-il pas à résoudre au fond, dans les politiques restrictives d’asile et de migration ? Agir sur les causes reviendrait à entamer un débat rationnel sur l’immigration et accepter l’échec des politiques actuelles, incapables de « gérer les flux ». Une réponse de type bénévole, militante et humanitaire ne résoudra pas le problème sur le fond.
Je partage tous ces arguments. Cependant, les grèves de la faim de sans-papiers sont devenues un fait de société : on ne peut pas faire comme si elles n’avaient pas lieu. Intervenir dans une grève n’aurait pas de sens s’il n’y avait pas de travail politique de fond. Ce travail existe pourtant. Parfois, ce sont d’ailleurs les mêmes acteurs, qu’ils formulent les critiques citées ici ou interviennent en situation de crise dans les grèves de la faim, qui réalisent un travail politique de fond sur la question de l’immigration. Ces deux types de travail sont concomitants et complémentaires sur le terrain, qu’ils soient portés par les mêmes acteurs ou par des acteurs différents, en même temps ou à des moments différents. La question est de se situer dans les différents types de travail ayant lieu dans un mouvement sur le long terme. « Il faut la foi de ceux qui ont bâti les cathédrales », disait ce prêtre durant la grève de la faim ayant lieu dans l’église du Béguinage en 2009. L’acquisition des droits sociaux est un combat permanent et sur le long terme, qui tient compte du vécu, du récit et des choix des principaux concernés, et de l’autodétermination de leur mouvement.
Grégory Meurant, ancien membre du conseil d’administration de Médecins du Monde, actuellement il est chargé de cours de sociologie au Département santé de la Haute Ecole libre de Bruxelles Ilya Prigogine.