Par Grégory Meurant
Cet article fonde l’intervention du module « Rôle des CPAS dans la Santé » dans le cadre du certificat universitaire « Santé et Précarité » proposé par l’Université Libre de Bruxelles. Les Centres Publics d’Action Sociales (CPAS) sont des administrations publiques belges chargées d’ouvrir les droits à des aides financières et de nombreuses autres aides sociales (tel que le remboursement de soins de santé), ainsi qu’un accompagnement social individualisé à toute personne considérée en « état de besoin » par la législation. La réflexion proposée dans cet article inclut également le rôle joué par les services sociaux associatifs qui bénéficient des subventions publiques mais fonctionnent selon le principe de l’autonomie de gestion. L’article défend que les services sociaux aussi bien publics qu’associatifs quoique non spécialisés dans la santé jouent néanmoins un rôle important dans la protection et la promotion de la santé, et offre des balises conceptuelles pour mieux comprendre cette dimension essentielle de l’action sociale.
La santé vue comme promotion de la santé
La littérature en santé publique distingue aujourd’hui deux grands modèles de la santé qu’on peut appréhender comme des idéaux-types située aux deux pôles d’un même continuum [1].
D’une côté, le modèle biomédical conçoit la santé comme l’absence de maladie, le médecin comme un ingénieur du corps selon un modèle mécaniste « dysfonctionnement – analyse – réparation » et qui puise l’essentiel de son savoir dans la biologie, l’anatomie, la physiologie et la génétique [2]. Dans ce modèle, le patient est perçu en fonction de ses pathologies, soit de déviation par rapport à la normale – on agit souvent sur l’organe plutôt que la personne.
Un autre modèle lui fait historiquement concurrence, le modèle holistique [3] tel que défendu au sein de la promotion de la santé. La santé y est définie comme un bien-être global (physique, psychique et social, par opposition à une absence de maladie) , les problèmes liés à la santé sont les inégalités sociales de santé (structurelles et donc corrigeables), et puise donc son expertise dans l’ensemble des sciences humaines et naturelles : biologie, psychologie, sociologie, sciences politiques, etc. Le problème de santé n’est plus un dysfonctionnement biologique, mais un dysfonctionnement social qui nuit à la qualité de vie globale. Les réponses s’inscrivent dans une série de stratégies collectives et politiques : approche communautaire en santé, renforcement des compétences individuelles, réorientation des services en fonction des besoins, amélioration de la qualité de l’environnement. C’est l’acteur collectif, dans une approche communautaire, qui est le sujet des réponses à ces dysfonctionnements. Cette vision est promue par l’Organisation Mondiale de la Santé comme une des priorités fondamentales à l’échelle mondiale [4].
BIOMEDICAL | CATEGORIE COMPARÉE | HOLISTIQUE |
Absence de Maladie | SANTÉ | Bien-être global (physique + psychologique + social) |
Dysfonctionnement du corps | PROBLEME | Inégalités sociales de santé |
Biologiques, génétiques | CAUSES | Structurelles, politiques |
ingénierie du corps (diagnostic objectif = traitement), soins de santé. | ACTION | Action communautaire, politiques publiques, actions sur les déterminants sociaux de la santé |
Le modèle holistique de la promotion de la santé vise en priorité à « produire » de la santé – entendue en termes de qualité de vie. Autrement dit, il vaut mieux investir dans des pratiques permettant de prévenir le diabète ou le cancer qu’avoir à les traiter une fois qu’ils sont apparus.
L’Organisation Mondiale de la Santé reconnaît qu’un ensemble de déterminants sociaux de santé, des déterminants non biologiques donc, influencent cette qualité de vie [5]. Une abondante littérature documente le rôle de ces déterminants sociaux de santé (inégalités sociales, alimentation, niveau d’instruction, activité physique, conditions de logement, conditions de travail ou de non-emploi, expérience de la petite enfance, etc.). C’est en référence à ce modèle holistique de la santé que s’inscrit cet article sur le rôle des institutions publiques et parapubliques.
L’épidémiologie a ainsi constaté l’existence degradients sociaux de la santé. En substance, si l’on divise en cinq tranches de revenus la population belge, chaque tranche de revenus aura des indicateurs de santé moins bon que la tranche de revenu qui lui est supérieure [6]. L’espérance de vie en bonne santé permet ainsi de montrer que, plus on appartient à une tranche de revenu élevée, plus on a de chance de rester en vie en bonne santé [7].
Santé et exclusion sociale
Richard Wilkinson a poussé l’analyse plus loin en retenant des variables et des indicateurs plus sociétaux (taux d’incarcération, d’homicides, etc.), qui permettent de bien saisir l’enjeu des pour des populations précarisées en tenant compte de la dévalorisation et de la stigmatisation sociale [8]. Il analyse deux grands phénomènes sociaux : la montée de l’anxiété et la baisse de l’estime de soi. Se fondant sur les études empiriques de Jean Twenge [9], il rappelle que l’étudiant américain moyen est plus anxieux à la fin des années 1980 que l’étudiant suivi psychiatriquement en 1950, ou encore que la dépression mesurée chez des personnes anglaises de 25 ans était deux fois supérieures en 1970 qu’en 1958, ces problèmes s’accompagnant d’une hausse de la consommation de drogue et d’alcool. Cette tendance à l’anxiété des jeunes semble se confirmer dans le monde post-covid, les jeunes entre 18 et 29 ans étant cités par Sciensano comme l’un des groupes plus susceptibles de présenter des troubles anxieux et de dépressions, avec les personnes isolées, n’ayant pas de diplôme du supérieur, les personnes vivant seules ou encore sans emploi rémunéré.
Dans le même mouvement, Wilkinson rappelle les résultats de Jean Twenge : la proportion d’adolescents qui se considère comme “une personne importante” est passée de 12% en 1950 à 80% à la fin des années 1980. En explorant ces données, Jean Twenge a observé deux catégories de personnes qui affirmaient être une personne importantes. La première considérée comme ayant une estime de soi “saine”, composée d’individus capables d’accepter la critique, de mesurer leurs points forts et leurs faibles, et faisant plutôt confiance à leur environnement social. La seconde considérée comme ayant une estime de soi “malsaine” ou narcissique, avec une surévaluation de ses points forts, une difficulté à accepter la critique et une confiance sociale assez réduite. Or, c’est cette seconde catégorie qui a le plus augmenté au fur et à mesure des années (deux tiers de la population étudiée soit 52 points de pourcent sur les 80%). Wilkinson en conclut que cette catégorie de personne affirme être importante car son estime de soi est socialement menacée ou blessée dans un contexte d’inégalités sociales.
Selon lui, cette augmentation de l’anxiété et de l’estime de soi menacée est plus forte dans les pays économiquement inégalitaires. Ces inégalités économiques créent des situations constantes d’évaluation sociale, c’est-à-dire des situations où les gens se sentent jugés et ressentent un besoin défensif de s’affirmer par rapport aux autres. Autrement dit, la compétition sociale est plus importante dans les pays plus inégalitaires. Or, les situations d’évaluation sociale sont connues pour être celles qui génèrent le plus de stress. Les études sur le stress nous montrent que le stress psychosocial chronique a un impact physiologique négatif plus élevé que les autres types de stress : si l’on demande à des personnes de réaliser des problèmes mathématiques et de comparer publiquement leur résultat, cette situation génère plus de cortisol et d’hypertension que si on les expose à des bruits intenses pendant un certain temps. La crainte d’être constamment en situation d’évaluation sociale et les menaces sur l’estime de soi, qui poussent à devoir s’affirmer en compétition aux autres seraient générateur de cette montée globale de l’anxiété. Autrement dit l’expérience de l’exclusion sociale (insécurité financière, conditions de vie dégradées, expérience constante de la stigmatisation et de la dévalorisation) a un effet physiologique négatif sur la santé.
D’autres études montrent des liens forts entre l’exclusion sociale et l’exclusion sociale. Une longue période de non-emploi est désormais reconnue comme un déterminant significatif de la dépression [10]. L’existence du soutien social (avoir un grand réseau social, avec des comportements soutenants et perçus comme tels) est désormais un champ reconnu de la littérature en travail social [11]. Les liens entre le soutien social et les risques cardiovasculaires font désormais l’objet d’une discipline à part entière, la psychocardiologie [12]. Les conditions de logement ont fait l’objet d’études empiriques remarquables en France dans les logements sociaux, révélant un lien significatif entre la suroccupation des logements et la présence de signes de détresses psychologiques et d’expression de tendances suicidaires, ou entre la perception vivre dans un logement dégradée et la coupure progressive avec ses proches. Plus marquant, cette étude montrant une réduction de 50% de la consommation de psychotropes après une rénovation énergétique des bâtiments [13].
Les grandes mutations sociétales contemporaines
Cette prise de conscience de l’impact de l’exclusion sociale sur la santé s’inscrit dans un contexte social et politique particulier. D’une part, si la Belgique est fréquemment citée, par Wilkinson lui-même, comme un des pays les moins inégalitaires du monde, les variations régionales montrent un autre tableau. Bruxelles est la 4ème région la plus riche de l’Union Européenne en PIB par habitant par an en parité de pouvoir d’achat en 2020 [14], mais 35,3% de sa population est en situation de risque de pauvreté ou d’exclusion sociale en 2021 [15]. En même temps, une série de mutations semblent exprimer ce que je désigne comme un affaiblissement général du lien social, voire une crise du lien social.
Les personnes âgées et les jeunes ressentent certainement plus vivement cette crise du lien social : l’isolement et la solitude des personnes âgées, les mécanismes d’exclusions menant au décrochage scolaire et à l’absence de perspective au sein du marché de l’emploi dans les quartiers défavorisés. Mais on peut aussi compter les pénuries des professions à vocation : médecins généralistes, infirmières et travailleurs sociaux. Au niveau interpersonnel, l’augmentation des tensions dans entre personnes aidées et professionnels de terrain dans les services sociaux et de santé offerts aux populations précaires – la difficulté pour les personnes aidées d’entretenir des relations sécurisantes, et la difficulté pour les professionnels de gérer ces relations insécurisantes.
Le public des institutions publiques : les classes populaires
Les réflexions sur le rôle des institutions publiques se fondent souvent à partir des missions ou actions des institutions concernées. L’identité des personnes à qui ces institutions s’adressent est alors souvent perçue au travers de ces missions ou actions.
Vincent Dubois [16] nous invite à nous fonder avant tout sur qui sont les populations à qui s’adressent ces institutions afin de mieux penser les rapports qu’elles entretiennent entre elles. Selon lui, les institutions publiques s’adressent avant tout aux classes populaires, qu’il définit selon deux critères :
- La position socioéconomique : (a) des revenus inférieurs au revenu médian et (b) une position subalterne dans la division sociale du travail. Autrement dit, les professions auxquelles elles peuvent prétendre sont les plus socialement dévalorisées.
- Un critère symbolique : leurs comportements culturels sont les plus éloignés de la culture légitime (selon la théorie bourdieusienne).
Les classes populaires ne forment pas un ensemble homogène, et Dubois en distingue trois fractions très distinctes qui répondent à ces deux critères :
- La fraction établie : catégorie de personnes qui ont un emploi stable leur fournissant la plupart des revenus (petits indépendants, fermiers, certains catégories d’employés et d’ ouvriers) ;
- La fraction intermédiaire : les travailleurs pauvres ayant une trajectoire d’emploi erratique, alternant des périodes d’emplois peu qualifiés, de sous-emploi et de non-emploi et de dépendances à des prestations sociales.
- La fraction précaire : qui est en permanence dépendante des prestations sociales ou de l’économie informelle.
Rappelons aussi que les institutions en chargé de gérer la précarité et la charité ont historiquement divisés les victimes de l’exclusion entre « bons » pauvres et « mauvais » pauvres [17]. Les « bons » pauvres étaient ceux qui, exposant leur infirmité difformités, étaient considérés comme inaptes à travailler et ainsi éligibles à la charité. Les « mauvais » pauvres étaient les vagabonds, personnes considérées comme aptes à travailler mais ne travaillant pas, un acte condamnable à des années de travaux forcés jusqu’à la pendaison dans l’Angleterre du 18ème siècle – sans considération sur les opportunités réelles d’embauche de cette catégorie de personne. La logique sous-jacente de la responsabilité individuelle du « mauvais pauvre » s’exprime aujourd’hui dans les politiques d’activation.
Cette définition des classes populaires nous permet de supposer une expérience commune de l’exclusion sociale par les classes populaires. Dubois traite également du paradoxe du rapport aux institutions publiques : alors que ces populations sont les plus culturellement distantes des normes valorisées au sein des administrations publiques, elles y sont aussi les plus exposées. Certains services sociaux et certaines professions ont été créées spécialement pour s’adresser à elles (soutien à la parentalité, éducateurs spécialisés, médiateurs culturels, etc.).
La distance culturelle des classes populaires face aux institutions publiques est marquante. Les normes valorisées au sein des administrations publiques, incarnées dans ses agents, sont typiquement la ponctualité, le respect des dates fixées, le classement rigoureux des dossiers, l’importance privilégiée de l’écrit (les lois, les arrêtés, ordonnances, circulaires, règlements, conventions, contrats). Les classes populaires s’en remettent plutôt à la promesse orale, à la confiance concernant ce qui a été dit, ne maîtrisent pas toujours l’usage d’un calendrier, se fient peu aux écrits. Pourtant, l’expérience de la précarité qui contraint à une dépendance aux institutions publiques les soumettent fréquemment aux normes très éloignées des institutions, créant de multitudes d’opportunités pour les malentendus, les stigmatisations, les échecs. Les autres classes sociales se tournent généralement vers le privé pour résoudre des problématiques similaires – la bourgeoisie fréquente peu les services de santé mentale à bas seuil.
Une autre caractéristique des classes populaires est d’être historiquement dominées et socialement dévalorisées – donc soumise constamment à la stigmatisation sociale pendant plusieurs générations, au point d’intérioriser cette stigmatisation comme une qualité naturelle. nous en avons vu les conséquences sur la santé plus haut.
Les institutions publiques
Dubois définit les institutions publiques comme des constructions historiques faites de règles et de normes. Elles ont un rôle normatif, c’est-à-dire qu’elles définissent des identités sociales (souvent par le biais de catégories administratives : les chômeurs, les « article 60 », les « étrangers en séjour illégal »), qui ont ensuite un effet sociétal (être perçu comme chômeur par ses proches ou ses voisins). Ces catégories perçoivent les individus par une seule facette de leur expérience et redéfinit ces personnes exclusivement par cet élément, qui sert alors de stigmate. Les institutions publiques ont une autorité légitime, et ces catégories administratives jouent un rôle de critère de distribution différenciée des ressources. Enfin, ces institutions sont fondées sur des symboles, des formes spécifiques de pensées ce qu’on nomme souvent des « logiques institutionnelles ». Différents niveaux de « logiques institutionnelles », avec des grandes tendances influençant les administrations publiques et les structures de financement associatives, et d’autres logiques au niveau plus micro-organisationnel qui renforcent ces tendances globales ou, au contraire, s’y opposent.
Cette définition permet à Dubois de considérer l’ensemble des institutions qui façonnent le quotidien des classes populaires sans entrer dans leur propre catégorisations institutionnelles public/privé, associatif/public, ce qui inclut d’emblée les relations entre les classes populaires et les banques, la bourse d’étude, l’école, les associations de soutien, la sécurité sociale, etc.
Le durcissement des mesures de contrôles et de l’éligibilité aux politiques sociales. Le passage de l’État providence à l’État Social Actif s’est accompagné dans nos pays européens d’une batterie de mesures de contrôles et d’activation. La logique sous-jacente à la sécurité sociale qui visait des corrections structurelles (création de logement social ou d’emplois) ont fait place à des politiques de gestion des compétences et de la subjectivité des personnes (travail sur leur « employabilité », sur leur compétence de recherche de logement) ayant un impact direct sur leur estime de soi. Le désinvestissement dans les politiques de sécurité sociale (réformes du chômage, des retraites) ont fait place à des grandes mesures verticales de lutte contre la pauvreté – les organismes d’aides sociales se substituant au rôle de la sécurité sociale – modifiant leur rôle.
Le passage de l’exclusion sociale au non-recours. Nous assistons également à un changement de paradigme où la notion de « non-recours » (non take–up) remplace la notion d’exclusion sociale, remettant la responsabilité sur les publics précarisés eux-mêmes, qui ne « recourent » pas aux dispositifs proposés. Bien que la littérature définissant le non-recours tienne compte de problème structurels (inadéquation des politiques, absence de ressources) [18], la notion peut vite être réduit à un problème d’information dans les esprits des cadres formés au New Public Management. Cette tendance est le symptôme d’un phénomène plus profond : celui d’un passage de la lutte contre les inégalités sociales à la lutte contre la précarité, ou celui du désinvestissement dans les structures de sécurité sociale au profit de programmes d’aides sociales plus ciblés.
En plus de ces deux mutations, n’importe quel service social pourrait faire l’exercice de se demander quelles sont les caractéristiques d’un « bon » ou un « mauvais » usager de ses services, du point de vue de ses propres missions – traduisant ainsi cette « logique institutionnelle » évoquée par Dubois.
L’auteur propose, bien qu’il ne nomme pas comme tel, d’y substituer une logique expérientielle : plutôt que de penser les phénomènes de l’exclusion sociale à partir des missions d’une institution publique, il s’agit de le penser de l’expérience directe de l’exclusion et des soins à partir de la trajectoire quotidienne de la personne. Comme cela se dit parfois parmi les travailleurs sociaux, « être pauvre, c’est un travail à temps plein » : une multitude de documents à aller chercher quelque part pour les déposer ailleurs, de formulaires à remplir, d’enquêtes à subir dans une trajectoire qui traverse une constellation complexe d’institutions : hôpitaux, organismes d’aide sociale ou de sécurité sociale, de recherche d’emploi, bourses d’études, administrations publiques diverses, associations financées et structurées en secteurs non articulés (logement, aide alimentaire, santé mentale), etc.
L’expérience de la précarité n’est donc pas l’expérience d’une seule institution publique, mais l’expérience globale des contacts multipliés avec cette constellation qui façonne le quotidien des personnes dominées. Cette trajectoire s’accompagne d’une forte insécurité existentielle sur la possibilité de perdre un jour une aide, mais aussi de traverser une frontière symbolique qui dévalorisera encore son statut social. Les membres de la fraction établie craignent à tout prix de devenir intermédiaire, ou précaire, une tendance qui semble s’être renforcée après les confinements liés à la pandémie COVID-19.
Les basculements de la fraction établie ne se font pas toujours vers la fraction intermédiaire. Une étude qualitative sur l’expérience de l’exclusion du chômage en Belgique [19] montre que si l’exclusion est avant tout une sanction financière, elle s’accompagne d’une rupture avec les institutions de chômage (la situation étant vécue comme « brutale et injuste »), et d’une incertitude existentielle (qui suis-je, sur qui compter, vers qui me tourner, que va-t-il se passer ?), ainsi qu’un ensemble de stratégie afin d’éviter le recours aux services d’aides sociales compétents – la frontière symbolique étant trop pénible à traverser.
Le rôle des institutions publiques dans la santé
Ces concepts de promotion de la santé, de classes populaires et d’institutions publiques nous permettent de mieux saisir le rôle d’un service non spécialisé en santé qui agit contre les mécanismes d’exclusion sociale. Si la santé est déterminé par des facteurs sociaux, toute institution publique ou parapublique joue un rôle dans la réduction des inégalités sociales de santé.
Dans le cas des centres d’actions publics belges et à titre d’inspirations pour d’autres institutions, plusieurs pistes de réflexions s’ouvrent :
- De manière évidente, l’accès aux soins de santé, l’aide financière et l’accompagnement social ;
- Le soutien aux démarches communautaires ;
- Le pilotage d’un programme d’actions concerté avec les acteurs sociaux et santé de secteurs différents et localisés sur un même territoire pour agir sur les déterminants sociaux de santé par le biais des coordinations sociales. A Bruxelles, les Contrats Locaux Social-Santé en sont une tentative.
- La création de réseaux de soutien social autour des personnes, dans l’accompagnement individuel ou collectif ;
- Mais aussi, la reconstruction du lien social, la valorisation de l’estime de soi dans les relations personnelles – un travail considéré parfois comme « bonus » dans des logiques d’efficience qui mesure l’efficacité des aides sociales en données quantitatives, et qui pourtant, nous l’avons vu, a impact direct sur la santé des classes populaires.
- L’implémentation d’une évaluation d’impact santé [20] – qui évalue l’impact sur la santé de toute action non spécialement orientée vers la santé et implémentée par un service.
- La prise en compte de la souffrance sociale, liée à l’expérience de l’exclusion sans qu’elle soit d’emblée psychologisée comme un trouble de santé mentale. Cela peut se faire par le développement d’équipe pluridisciplinaire – incluant des psychologues sensibilisés aux problèmes sociaux et des travailleurs sociaux sensibilisés aux questions de santé mentale.
Il convient également de souligner ce que les services d’aides sociales et les programmes de luttes contre la sécurité ne pourront pas réaliser : la réduction même des inégalités sociales par des mécanismes de solidarité secondaire.
Les aides sociales de
dernier recours, qui étaient le « dernier filet », tendent à devenir
le « seul filet » – et ne peuvent, tout aussi efficientes qu’elles
soient, agir sur le renforcement des inégalités sociales sans une politique
fiscale ou une sécurité sociale ambitieuse.
[1] Cette distinction a été explorée dans le cadre des centres de santé pluridisciplinaire dans l’article « Clarifier son modèle de santé », Grégory Meurant, Santé Conjuguée n°85, décembre 2018 consultable à https://www.maisonmedicale.org/clarifier-son-modele-de-sante/ [28/01/2023]
[2] ENGEL GL. 1977. « The need for a new medical model : a challenge for biomedicine ». Science, Vol. 196, https://www.jstor.org/stable/1743658
[3] Anne Berquin, « Le modèle biopsychosocial : beaucoup plus qu’un supplément d’empathie ». Rev Med Suisse. Vol.6, 2010, https://www.revmed.ch/revue-medicale-suisse/2010/revue-medicale-suisse-258/le-modele-biopsychosocial-beaucoup-plus-qu-un-supplement-d-empathie [28/01/2023]
[4] Organisation Mondiale de la Santé, « Promotion de la Santé : Charte d’Ottawa » https://apps.who.int/iris/handle/10665/349653 [28//01/2023] & « Promotion de la Santé et du bien-être » https://www.who.int/europe/fr/about-us/our-work/core-priorities/promoting-health-and-well-being [28/01/2023]
[5] Organisation Mondiale de la Santé, « Les déterminants sociaux de la santé : les faits, 2ème ed. » https://apps.who.int/iris/handle/10665/107343 [28/01/2023]
[6] DEBOOSERE Patrick, LORANT Vincent, CHARAFEDINNE Rana et VAN OYEN Herman. 2010. Les inégalités sociales de santé en Belgique. Gand : Academia Press. Consultable à http://www.belspo.be/belspo/ta/publ_fr.stm [28/01/2023]
[7] Voir la récente étude de Solidaris, « Inégalités sociales de santé et relèvement de l’âge de la pension », https://www.institut-solidaris.be/wp-content/uploads/2023/02/Stat-Info-Solidaris_Pensions-et-inegalites-sociales-de-sante_Fevrier-2023-1.pdf [14/02/2023].
[8] WILKINSON Richard. 2010. L’égalité c’est la santé. Paris : Demopolis. & WILKINSON Richard, PICKET Kate. 2013. Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous. Paris : éditions du petit matin. Voir aussi la conférence de Wilkinson https://www.youtube.com/watch?v=cZ7LzE3u7Bw [28/01/203]
[9] TWENGE Jean M. 2013. “The Evidence for Generation Me and Against Generation Me” in Emerging Adulthood, 1(1), 11–16.
[10] MCGEE Robin E. &. THOMPSON Nancy J. 2010, “Unemployment and Depression Among Emerging Adults in 12 States, Behavioral Risk Factor Surveillance System” consultable à https://www.cdc.gov/pcd/issues/2015/14_0451.htm [28/01/2023]
[11] ROY et al. 2013. “Quelques repères théoriques pour comprendre et orienter les pratiques d’intervention de groupe en travail social” in Harper & Dorvil Le travail social. Théories, méthodologies et pratiques. Presses de l’université du Québec”.
[12] HOUPPE Jean-Pierre. 2017. “La psycholocardiologie : une nouvelle spécialité” in HEGEL 2017/1 n°1, consultable à https://www.cairn.info/revue-hegel-2017-1-page-36.htm [28/01/2023]
[13] LEDÉSERT Bernard, BURESI Sandrine et GAZAIX Laura. 2016. Évolution de la consommation de soins à la suite de travaux de réhabilitation de logements, consulté à https://creaiors-occitanie.fr/wp-content/uploads/2017/09/2016-Rapport-Conso-soins-Rehabilitation-logement-VF.pdf [28/01/2023]
[14] Cf. Eurostat « Produit intérieur brut régional (SPA par habitant), par région NUTS 2 » consultable à https://ec.europa.eu/eurostat/databrowser/view/tgs00005/default/table?lang=fr [28/01/2023]
[15] Bureau Fédéral du Plan, « Indicateurs / Risque de pauvreté ou d’exclusion sociale », 2021 https://indicators.be/fr/i/G01_PSE/Risque_de_pauvret%C3%A9_ou_d%27exclusion_sociale [28/01/2023].
[16] DUBOIS Vincent. 2020. « Lower Classes and Public Institutions. A research program ». http://www.vincentdubois-socialscience.eu/IMG/pdf/loci_public_working_paper.pdf [22/01/2023]
[17] CASTEL Robert. 1995. Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat. Paris, Fayard
[18] Observatoire bruxellois du social et de la santé, 2016 – Rapport thématique – Aperçus du non-recours aux droits sociaux et de la sous-protection sociale en R2gion bruxelloise, https://www.ccc-ggc.brussels/fr/observatbru/publications/2016-rapport-thematique-apercus-du-non-recours-aux-droits-sociaux-et-de-la [28/01/2023]
[19] ZUNE Marc, DEMAZIERE Didier et UGEUX Élise, Observatoire de l’emploi avril 2017, Les expériences de l’exclusion du chômage, par l’Université Catholique de Louvain-La-Neuve, https://cdn.uclouvain.be/groups/cms-editors-girsef/Rapport-exclus-cho%CC%82mage_UCL_Avril_2017.pdf [28/01/2023].
[20] IUHPES – UIPES, Référentiel des bonnes pratiques de l’Évaluation d’impact sur la santé (EIS) pour l’établissement des compétences essentielles, Louise Saint-Pierre, 31 mars 2015 à https://www.iuhpe.org/images/PUBLICATIONS/THEMATIC/EIS/UIPES_Referentiel_EIS_2015.pdf [28/01/2023].