Par André Gorz
La question de la sortie du capitalisme n’a jamais été plus actuelle. Elle se pose en des termes et avec une urgence d’une radicale nouveauté. Par son développement même, le capitalisme a atteint une limite tant interne qu’externe qu’il est incapable de dépasser et qui en fait un système qui survit par des subterfuges à la crise de ses catégories fondamentales : le travail, la valeur, le capital.
La crise du système se manifeste au niveau macro-économique aussi bien qu’au niveau micro-économique. Elle s’explique principalement par un bouleversement technoscientifique qui introduit une rupture dans le développement du capitalisme et ruine, par ses répercussions la base de son pouvoir et sa capacité de se reproduire. J’essaierai d’analyser cette crise d’abord sous l’angle macro-économique [1], ensuite dans ses effets sur le fonctionnement et la gestion des entreprises [2].
[1]
L’informatisation et la robotisation ont permis de produire des quantités
croissantes de marchandises avec des quantités décroissantes de travail. Le
coût du travail par unité de produit ne cesse de diminuer et le prix des
produits tend à baisser. Or plus la quantité de travail pour une production
donnée diminue, plus la valeur produite par travailleur – sa productivité –
doit augmenter pour que la masse de profit réalisable ne diminue pas. On a donc
cet apparent paradoxe que plus la productivité augmente, plus il faut qu’elle
augmente encore pour éviter que le volume de profit ne diminue. La course à la
productivité tend ainsi à s’accélérer, les effectifs employés à être réduits,
la pression sur les personnels à se durcir, le niveau et la masse des salaires
à diminuer. Le système évolue vers une limite interne où la production et
l’investissement dans la production cessent d’être assez rentables.
Les chiffres attestent que cette limite est atteinte. L’accumulation productive
du capital productif ne cesse de régresser. Aux États-Unis, les 500 firmes de
l’indice Standard & Poor’s disposent de 631 milliards de réserves
liquides ; la moitié des bénéfices des entreprises américaines provient
d’opérations sur les marchés financiers. En France, l’investissement productif
des entreprises du CAC 40 n’augmente pas même quand leurs bénéfices explosent.
La production n’étant plus capable de valoriser l’ensemble des capitaux
accumulés, une partie croissante de ceux-ci conserve la forme de capital
financier. Une industrie financière se constitue qui ne cesse d’affiner
l’art de faire de l’argent en n’achetant et ne vendant rien d’autre que
diverses formes d’argent. L’argent lui-même est la seule marchandise que
l’industrie financière produit par des opérations de plus en plus hasardeuses
et de moins en moins maîtrisables sur les marchés financiers. La masse de
capital que l’industrie financière draine et gère dépasse de loin la masse de
capital que valorise l’économie réelle (le total des actifs financiers
représente 160 000 milliards de dollars, soit trois à quatre fois le PIB
mondial). La « valeur » de ce capital est purement fictive : elle
repose en grande partie sur l’endettement et le « good will »,
c’est-à-dire sur des anticipations : la Bourse capitalise la croissance
future, les profits futurs des entreprises, la hausse future des prix de l’immobilier,
les gains que pourront dégager les restructurations, fusions, concentrations,
etc. Les cours de Bourse se gonflent de capitaux et de leurs plus-values futurs
et les ménages se trouvent incités par les banques à acheter (entre autres) des
actions et des certificats d’investissement immobilier, à accélérer ainsi la
hausse des cours, à emprunter à leur banque des sommes croissantes à mesure
qu’augmente leur capital fictif boursier.
La
capitalisation des anticipations de profit et de croissance entretient
l’endettement croissant, alimente l’économie en liquidités dues au recyclage
bancaire de plus-value fictives, et permet aux États-Unis une « croissance
économique » qui, fondée sur l’endettement intérieur et extérieur, est de
loin le moteur principal de la croissance mondiale (y compris de la croissance
chinoise). L’économie réelle devient un appendice des bulles spéculatives
entretenues par l’industrie financière. Jusqu’au moment, inévitable, où les
bulles éclatent, entraînent les banques dans des faillites en chaîne, menaçant
le système mondial de crédit d’effondrement, l’économie réelle d’une dépression
sévère et prolongée (la dépression japonaise dure depuis bientôt quinze ans) .
On a beau accuser la spéculation, les paradis fiscaux, l’opacité et le manque de contrôle de l’industrie financière (en particulier des hedge funds), la menace de dépression, voire d’effondrement qui pèse sur l’économie mondiale n’est pas due au manque de contrôle ; elle est due à l’incapacité du capitalisme de se reproduire. Il ne se perpétue et ne fonctionne que sur des bases fictives de plus en plus précaires. Prétendre redistribuer par voie d’imposition les plus-values fictives des bulles précipiterait cela même que l’industrie financière cherche à éviter : la dévalorisation de masses gigantesque d’actifs financiers et la faillite du système bancaire.
La
« restructuration écologique » ne peut qu’aggraver la crise du système.
Il est impossible d’éviter une catastrophe climatique sans rompre radicalement
avec les méthodes et la logique économique qui y mènent depuis 150 ans. Si on
prolonge la tendance actuelle, le PIB mondial sera multiplié par un facteur 3
ou 4 d’ici à l’an 2050. Or selon le rapport du Conseil sur le climat de l’ONU,
les émissions de CO2 devront diminuer de 85% jusqu’à cette date pour limiter le
réchauffement climatique à 2°C au maximum. Au-delà de 2°, les conséquences
seront irréversibles et non maîtrisables.
La décroissance est donc un impératif de survie. Mais elle suppose une autre
économie, un autre style de vie, une autre civilisation, d’autres rapports
sociaux. En leur absence, l’effondrement ne pourrait être évité qu’à force de
restrictions, rationnements, allocations autoritaires de ressources
caractéristiques d’une économie de guerre. La sortie du capitalisme
aura donc lieu d’une façon ou d’une autre, civilisée ou barbare. La
question porte seulement sur la forme que cette sortie prendra et sur la
cadence à laquelle elle va s’opérer.
La forme
barbare nous est déjà familière. Elle prévaut dans plusieurs régions d’Afrique,
dominées par des chefs de guerre, par le pillage des ruines de la modernité,
les massacres et trafics d’êtres humains, sur fond de famine. Les trois Mad
Max étaient des récits d’anticipation.
Une forme civilisée de la sortie du capitalisme, en revanche, n’est que très
rarement envisagée. L’évocation de la catastrophe climatique qui menace conduit
généralement à envisager un nécessaire « changement de mentalité »,
mais la nature de ce changement, ses conditions de possibilité, les obstacles à
écarter semblent défier l’imagination. Envisager une autre économie, d’autres
rapports sociaux, d’autres modes et moyens de production et modes de vie passe
pour « irréaliste », comme si la société de la marchandise, du salariat
et de l’argent était indépassable. En réalité une foule d’indices convergents
suggèrent que ce dépassement est déjà amorcé et que les chances d’une
sortie civilisée du capitalisme dépendent avant tout de notre capacité à
distinguer les tendances et les pratiques qui en annoncent la possibilité.
[2] Le capitalisme doit son expansion et sa domination au pouvoir qu’il a pris en l’espace d’un siècle sur la production et la consommation à la fois. En dépossédant d’abord les ouvriers de leurs moyens de travail et de leurs produits, il s’est assuré progressivement le monopole des moyens de production et la possibilité de subsumer le travail. En spécialisant, divisant et mécanisant le travail dans de grandes installations, il a fait des travailleurs les appendices des mégamachines du capital. Toute appropriation des moyens de production par les producteurs en devenait impossible. En éliminant le pouvoir de ceux-ci sur la nature et la destination des produits, il a assuré au capital le quasi-monopole de l’offre, donc le pouvoir de privilégier dans tous les domaines les productions et les consommations les plus rentables, ainsi que le pouvoir de façonner les goûts et désirs des consommateurs, la manière dont ils allaient satisfaire leurs besoins. C’est ce pouvoir que la révolution informationnelle commence de fissurer.
Dans un
premier temps, l’informatisation a eu pour but de réduire les coûts de
production. Pour éviter que cette réduction des coûts entraîne une baisse
correspondante du prix des marchandises, il fallait, dans toute la mesure du
possible, soustraire celles-ci aux lois du marché. Cette soustraction consiste
à conférer aux marchandises des qualités incomparables grâce auxquelles
elles paraissent sans équivalent et cessent par conséquent d’apparaître
comme de simples marchandises.
La valeur
commerciale (le prix) des produits devait donc dépendre davantage de leurs qualités
immatérielles non mesurables que de leur utilité (valeur d’usage)
substantielle. Ces qualités immatérielles – le style, la nouveauté le prestige
de la marque, le rareté ou « exclusivité » – devaient conférer aux
produits un statut comparable à celui des oeuvres d’art : celles-ci ont
une valeur intrinsèque, il n’existe aucun étalon permettant d’établir
entre elles un rapport d’équivalence ou « juste prix ». Ce ne
sont donc pas de vraies marchandises. Leur prix dépend de leur rareté, de la
réputation du créateur, du désir de l’acheteur éventuel. Les qualités
immatérielles incomparables procurent à la firme productrice l’équivalent d’un
monopole et la possibilité de s’assurer une rente de nouveauté, de
rareté, d’exclusivité. Cette rente masque, compense et souvent surcompense la
diminution de la valeur au sens économique que la baisse des coûts de
production entraîne pour les produits en tant que marchandises par essence
échangeable entre elles selon leur rapport d’équivalence. Du point de vue
économique, l’innovation ne crée donc pas de valeur ; elle est le moyen de
créer de la rareté source de rente et d’obtenir un surprix au détriment des
produits concurrents. La part de la rente dans le prix d’une marchandise peut
être dix, vingt ou cinquante fois plus grand que son coût de revient, et cela
ne vaut pas seulement pour les articles de luxe ; cela vaut aussi bien
pour des articles d’usage courant comme les baskets, T-shirts, portables,
disques, jeans etc.
Or la
rente n’est pas de même nature que le profit : elle ne correspond pas à la
création d’un surcroît de valeur, d’une plus-value. Elle redistribue la
masse totale de le valeur au profit des entreprises rentières et aux dépends
des autres ; elle n’augmente pas cette masse [1].
Lorsque l’accroissement de la rente devient le but déterminant de la politique
des firmes – plus important que le profit qui, lui, se heurte à le limite
interne indiquée plus haut – la concurrence entre les firmes porte avant tout
sur leur capacité et rapidité d’innovation. C’est d’elle que dépend avant tout
la grandeur de leur rente. Elles cherchent donc à se surpasser dans le
lancement de nouveaux produits ou modèles ou styles, par l’originalité du
design, par l’inventivité de leurs campagnes de marketing, par la
« personnalisation » des produits. L’accélération de l’obsolescence,
qui va de pair avec la diminution de la durabilité des produits et de la
possibilité de les réparer, devient le moyen décisif d’augmenter le volume des
ventes. Elle oblige les firmes à inventer continuellement des besoins et des
désirs nouveaux , à conférer aux marchandises une valeur symbolique, sociale,
érotique, à diffuser une « culture de la consommation » qui mise sur
l’individualisation, la singularisation, la rivalité, la jalousie, bref sur ce
que j’ai appelé ailleurs la « socialisation antisociale ».
Tout s’oppose dans ce système à l’autonomie des individus ; à leur
capacité de réfléchir ensemble à leurs fins communes et à leurs besoins
communs ; de se concerter sur la meilleure manière d’éliminer les
gaspillages, d’économiser les ressources, d’élaborer ensemble, en tant que
producteurs et consommateurs, une norme commune du suffisant – de ce que
Jacques Delors appelait une « abondance frugale ».
De toute
évidence, la rupture avec la tendance au « produire plus, consommer
plus » et la redéfinition autonome d’un modèle de vie visant à faire
plus et mieux avec moins, suppose la rupture avec une civilisation où on ne
produit rien de ce qu’on consomme et ne consomme rien de ce qu’on
produit ; où producteurs et consommateurs sont séparés et où chacun
s’oppose à lui-même en tant qu’il est toujours l’un et l’autre à la fois ;
où tous les besoins et tous les désirs sont rebattus sur le besoin de gagner de
l’argent et le désir de gagner plus ; où la possibilité de
l’autoproduction pour l’autoconsommation semble hors de portée et ridiculement
archaïque – à tort. Et pourtant : la « dictature sur les besoins »
perd de sa force. L’emprise que les firmes exercent sur les consommateurs
devient plus fragile en dépit de l’explosion des dépenses pour le marketing et
la publicité. La tendance à l’autoproduction regagne du terrain en raison du
poids croissant qu’ont les contenus immatériels dans la nature des
marchandises. Le monopole de l’offre échappe petit à petit au capital.
Il
n’était pas difficile de privatiser et de monopoliser des contenus immatériels
aussi longtemps que connaissances, idées, concepts mis en oeuvre dans la
production et dans la conception des marchandises étaient définis en fonction
de machines et d’articles dans lesquels ils étaient incorporés en vue d’un
usage précis. Machines et articles pouvaient être brevetés et la position de
monopole protégée. La propriété privée de connaissances et de concepts était
rendue possible par le fait qu’ils étaient inséparables des objets qui les
matérialisaient. Ils étaient une composante du capital fixe.
Mais tout change quand les contenus immatériels ne sont plus inséparables des produits qui les contiennent ni même des personnes qui les détiennent ; quand ils accèdent à une existence indépendante de toute utilisation particulière et qu’ils sont susceptibles, traduits en logiciels, d’être reproduits en quantités illimitées pour un coût infime. Ils peuvent alors devenir un bien abondant qui, par sa disponibilité illimitée, perd toute valeur d’échange et tombe dans le domaine public comme bien commun gratuit – à moins qu’on ne réussisse à l’en empêcher en en interdisant l’accès et l’usage illimités auxquels il se prête. Le problème auquel se heurte « l’économie de la connaissance » provient du fait que la dimension immatérielle dont dépend la rentabilité des marchandises n’est pas, à l’âge de l’informatique, de la même nature que ces dernières : elle n’est la propriété privée ni des entreprises ni des collaborateurs de celles-ci ; elle n’est pas de par sa nature privatisable et ne peut par conséquent devenir une vraie marchandise. Elle peut seulement être déguisée en propriété privée et marchandise en réservant son usage exclusif par des artifices juridiques ou techniques (codes d’accès secrets).
Ce
déguisement ne change cependant rien à la réalité de bien commun du bien ainsi
déguisé : il reste une non-marchandise non vendable dont l’accès et
l’usage libres sont interdits parce qu’ils demeurent toujours possibles,
parce que le guettent les « copies illicites », les
« imitations », les usages interdits. Le soi-disant propriétaire
lui-même ne peut les vendre c’est-à-dire en transférer la propriété privée à un
autre, comme il le ferait pour une vraie marchandise ; il ne peut vendre
qu’un droit d’accès ou d’usage « sous licence ».
L’économie de la connaissance se donne ainsi pour base une richesse ayant
vocation d’être un bien commun, et les brevets et copyrights censés le
privatiser n’y changent rien ; l’aire de la gratuité s’étend
irrésistiblement. L’informatique et internet minent le règne de la marchandise
à sa base. Tout ce qui est traduisible en langage numérique et reproductible,
communicable sans frais tend irrésistiblement à devenir un bien commun, voire
un bien commun universel quand il est accessible à tous et utilisable par tous.
N’importe qui peut reproduire avec son ordinateur des contenus immatériels
comme le design, les plans de construction ou de montage, les formules et
équations chimiques ; inventer ses propres styles et formes ;
imprimer des textes, graver des disques, reproduire des tableaux. Plus de 200
millions de références sont actuellement accessibles sous licence
« créative commons ». Au Brésil, où l’industrie du disque commercialise
15 nouveaux CD par an, les jeunes des favelas en gravent 80 par semaine
et les diffusent dans la rue. Les trois quarts des ordinateurs produits en 2004
étaient autoproduits dans les favelas avec les composants de matériels mis au
rebut. Le gouvernement soutient les coopératives et groupements informels
d’autoproduction pour l’auto-approvisionnement.
Claudio
Prado, qui dirige le département de la culture numérique au ministère de la
Culture du Brésil, disait récemment : « L’emploi est une espèce en
voie d’extinction… Nous comptons sauter cette phase merdique du 20è
siècle pour passer directement du 19è au 21è siècle ».
L’autoproduction des ordinateurs par exemple a été officiellement
soutenue : il s’agit de favoriser « l’appropriation des technologies
par les usagers dans un but de transformation sociale ». La prochaine étape
sera logiquement l’autoproduction de moyens de production. J’y reviendrai
encore. Ce qui importe pour le moment, c’est que la principale force productive
et la principale source de rentes tombent progressivement dans le domaine
public et tendent vers la gratuité ; que la propriété privée des moyens de
production et donc le monopole de l’offre deviennent progressivement
impossibles ; que par conséquent l’emprise du capital sur la consommation
se relâche et que celle-ci peut tendre à s’émanciper de l’offre marchande. Il
s’agit là d’une rupture qui mine le capitalisme à sa base. La lutte engagée
entre les « logiciels propriétaires » et les « logiciels
libres » (libre, « free », est aussi l’équivalent anglais de
« gratuit ») a été Le coup d’envoi du conflit central de l’époque. Il
s’étend et se prolonge dans la lutte contre la marchandisation de richesses
premières – la terre, les semences, le génome, les biens culturels, les savoirs
et compétences communs, constitutifs de la culture du quotidien et qui sont les
préalables de l’existence d’une société. De la tournure que prendra cette lutte
dépend la forme civilisée ou barbare que prendra la sortie du capitalisme.
Cette sortie implique nécessairement que nous nous émanciperons de l’emprise
qu’exerce le capital sur la consommation et de son monopole des moyens de
production. Elle signifie l’unité rétablie du sujet de la production et du
sujet de la consommation et donc l’autonomie retrouvée dans la définition de
nos besoins et de leur mode de satisfaction. L’obstacle insurmontable que le
capitalisme avait dressé sur cette voie était la nature même des moyens de
production qu’il avait mis en place : ils constituaient une méga-machine
dont tous étaient les serviteurs et qui nous dictait les fins à poursuivre et
la vie à mener. Cette période tire à sa fin. Les moyens d’autoproduction
high-tech rendent la méga-machine industrielle virtuellement obsolète.
Claudio
Prado invoque « l ’appropriation des technologies » parce que la clé
commune de toutes, l’informatique, est appropriable par tous. Parce que, comme
le demandait Ivan Illich, « chacun peut [l’]utiliser sans difficulté
aussi souvent ou aussi rarement qu’il le désire… sans que l’usage qu’il en
fait empiète sur la liberté d’autrui d’en faire autant » ; et parce
que cet usage (il s’agit de la définition illichienne des outils conviviaux)
« stimule l’accomplissement personnel » et élargit l’autonomie de tous.
La définition que Pekka Himanen donne de l’Ethique Hacker est très
voisine : un mode de vie qui met au premier rang « les joies de
l’amitié, de l’amour, de la libre coopération et de la créativité
personnelle ».
Les outils high-tech existants ou en cours de développement, généralement
comparables à des périphériques d’ordinateur, pointent vers un avenir où
pratiquement tout le nécessaire et le désirable pourra être produit dans des
ateliers coopératifs ou communaux ; où les activités de production
pourront être combinées avec l’apprentissage et l’enseignement, avec
l’expérimentation et la recherche, avec la création de nouveaux goûts, parfums
et matériaux, avec l’invention de nouvelles formes et techniques d’agriculture,
de construction, de médecine etc. Les ateliers communaux d’autoproduction
seront interconnectés à l’échelle du globe, pourront échanger ou mettre en
commun leurs expériences, inventions, idées, découvertes. Le travail sera
producteur de culture, l’autoproduction un mode d’épanouissement.
Deux
circonstances plaident en faveur de ce type de développement. La première est
qu’il existe beaucoup plus de compétences, de talents et de créativité que
l’économie capitaliste n’en peut utiliser. Cet excédent de ressources humaines
ne peut devenir productif que dans une économie où la création de richesses
n’est pas soumise aux critères de rentabilité. La seconde est que
« l’emploi est une espèce en voie d’extinction ».
Je ne dis pas que ces transformations radicales se réaliseront. Je dis seulement que, pour la première fois, nous pouvons vouloir qu’elles se réalisent. Les moyens en existent ainsi que les gens qui s’y emploient méthodiquement. Il est probable que ce seront des Sud-Américains ou des Sud-Africains qui, les premiers, recréeront dans les banlieues déshéritées des villes européennes les ateliers d’autoproduction de leur favela ou de leur township d’origine.
André Gorz, Septembre 2007
[1] La valeur travail est une
idée d’Adam Smith qui voyait dans le travail la substance commune de toutes les
marchandises et pensait que celles-ci s’échangeaient en proportion de la
quantité de travail qu’elles contenaient.
La valeur travail n’a rien à voir avec ce qu’on entend par là
aujourd’hui et qui (chez Dominique Méda entre autres) devrait être désigné
comme travail valeur (valeur morale, sociale, idéologique etc.)
Marx a affiné et retravaillé la théorie d’A. Smith. En simplifiant à l’extrême,
on peut résumer la notion économique en disant : Une entreprise crée
de la valeur dans la mesure où elle produit une marchandise vendable avec
du travail pour la rémunération duquel elle met en circulation (crée,
distribue,) du pouvoir d’achat.
Si son activité n’augmente pas la quantité d’argent en circulation elle ne crée
pas de valeur. Si son activité détruit de l’emploi elle détruit de la valeur.
La rente de monopole consomme de la valeur créée par ailleurs et se
l’approprie.