Enseignante-chercheuse à l’université Stony Brook de New York, la sociologue Crystal Fleming, qui a étudié en France, a livré à « 20 Minutes » son regard sur l’embrasement des banlieues après la mort de Nahel
Près de 7.000 km séparent Nanterre et Minneapolis. Mais les morts de Nahel et de George Floyd, tous les deux tués par des policiers blancs, et la colère que ces drames ont engendrée, ont été largement comparées des deux côtés de l’Atlantique. Aux Etats-Unis, la question raciale est au cœur de la société. En France, elle est taboue, jusque dans le vocabulaire, dans un pays qui se cache depuis toujours derrière l’idéal de son universalisme républicain, accuse la sociologue américaine Crystal Flemming..
Enseignante-chercheuse à l’université Stony Brook de New York, et autrice du livre La résurrection de l’esclavage : Héritage racial et suprématie blanche en France, elle insiste : « Le gouvernement français doit faire beaucoup plus pour éduquer sa population sur l’histoire et l’impact du racisme colonial. »
Quels parallèles faites-vous entre la mort de George Floyd et celle de Nahel ?
La mort de George Floyd, un Afro-Américain, tout comme celle de Nahel, un jeune Français originaire d’Afrique du Nord, ne sont pas des événements aléatoires. Aux Etats-Unis, les meurtres commis par la police ciblent de manière disproportionnée les Amérindiens et les Afro-Américains. En France, la plupart des personnes tuées par la police depuis la loi de 2017 (sur l’usage des armes à feu par les policiers) sont des Français arabes et noirs. Les statistiques, dans les deux sociétés, reflètent de longues histoires de racisme colonial, ainsi que la violence de l’Etat ciblant ces groupes. Les soulèvements d’aujourd’hui dans les banlieues françaises sont une réponse aux violences policières et aux formes quotidiennes de racisme.
Quel regard portez-vous sur l’idéal français d’une société « color blind », qui refuse de parler de race ?
Lorsque je suis venue en France, il y a plus de vingt ans, j’étais intriguée par l’idée du « daltonisme racial ». Je connaissais également l’histoire des écrivains et intellectuels afro-américains du XXe siècle mieux acceptés en France – et à Paris en particulier – qu’aux États-Unis. Ce que je ne savais pas, à l’époque, c’est que les Afro-Américains étaient souvent poussés à se taire sur le racisme français s’ils voulaient vivre confortablement en France. L’écrivain Richard Wright a gardé le silence sur les atrocités coloniales, tandis que James Baldwin et William Gardner Smith ont dénoncé les mauvais traitements infligés à la population arabe française. Encore cette semaine, Valérie Pécresse a forcé, de manière absurde, un lycée de Saint-Denis a changer son nom, de « Angela Davis » à « Rosa Parks », précisément parce que Davis a critiqué le racisme français.
Vouloir traiter tout le monde de manière égale dans la société est bien entendu admirable. Malheureusement, en raison de siècles de racisme colonial et d’autres formes d’oppression, la France n’a jamais appliqué ces idéaux. C’est terrible pour une société de traiter ses citoyens de manière inégale tout en prétendant que ces discriminations et biais n’existent pas. Je n’oublierai jamais mon cours sur la sociologie de la jeunesse avec un professeur français blanc qui m’a dit que le racisme était un « problème américain, pas français ». Plus que jamais aujourd’hui, il faut reconnaître la réalité du racisme français.
Le choix français de l’assimilation plutôt que de l’intégration vient-il du colonialisme ?
Oui, un état d’esprit de l’époque coloniale continue de créer des préjugés et des discriminations qui empêchent les Français de couleur d’être traités de manière égale. Les jeunes des banlieues décrivent fréquemment les humiliations quotidiennes et le harcèlement de la police. Le gouvernement français lui-même a reconnu que les jeunes arabes et noirs, particulièrement les hommes, sont contrôlés 20 fois plus souvent que les autres. Pendant des siècles, les discours et les pratiques coloniales françaises ont qualifié les peuples d’Afrique de « sauvages ». Nous entendons ce même langage utilisé aujourd’hui pour décrire les jeunes qui participent aux révoltes.
Il s’agit clairement d’idées racistes qui ont une longue histoire en France et reflètent le mythe de la supériorité européenne et française sur des groupes considérés comme « non civilisés ». La colonisation française s’est justifiée pendant des siècles comme une « mission civilisatrice ». C’est une idée fondamentalement raciste qui est incompatible avec une démocratie qui fonctionne.
La France a-t-elle poussé la laïcité à l’extrême, jusqu’à l’intolérance, notamment sur le voile ?
Il est instructif de comparer les différentes réactions et règles entre les femmes musulmanes françaises et les religieuses à l’époque contemporaine, pour voir les inégalités exaspérantes. La stigmatisation généralisée des musulmans en France est une caractéristique essentielle du racisme anti-arabe. C’est important parce que les Français arabes sont la plus grande population minoritaire. Lorsque la population majoritaire diabolise les musulmans et contrôle l’habillement des femmes en particulier, ces dynamiques conduisent inévitablement à des cycles d’exclusion sociale et de dépossession.
Pourquoi n’a-t-on pas vu l’émergence d’un équivalent français au mouvement Black Lives Matter ?
La France a des organisations antiracistes influentes, une longue histoire de manifestations et de marches contre les violences policières et la discrimination raciale, mais il y a des différences avec ce que nous voyons aux États-Unis. D’une part, il est beaucoup plus difficile pour des minorités raciales de s’organiser en France. La politique de « l’anti-communautarisme » est une arme pour diaboliser les groupes minoritaires. D’autre part, la visibilité internationale des mouvements antiracistes américains comme Black Lives Matter tend à renforcer, chez les Européens blancs, l’idée trompeuse que le racisme est principalement un problème américain plutôt qu’une réalité sociale de leur propre pays. Plutôt que d’établir des liens entre le racisme dans les deux pays ou d’exprimer leur solidarité avec les mouvements antiracistes en France, les Français blancs disent souvent que les choses sont bien pires aux États-Unis.
Emmanuel Macron a refusé de présenter ses excuses à l’Algérie. Est-ce une erreur ?
Il y a des personnes et des organisations françaises qui confrontent le passé colonial et qui résistent aux forces du déni et de l’effacement depuis des générations, comme Françoise Vergès, Kaoutar Harchi ou Rokhaya Diallo. Le psychanalyste et auteur martiniquais Frantz Fanon était l’un des plus grands théoriciens du racisme colonial – et malheureusement, on l’enseigne rarement en France
Les excuses sont importantes, mais il faut surtout prendre des mesures pour mettre en œuvre des politiques visant à lutter contre les inégalités et la discrimination. L’ironie, en France, c’est que l’Etat a été le premier au monde à reconnaître la traite et l’esclavage comme un « crime contre l’humanité ». Pourtant la Cour de cassation vient de rejeter une demande de réparation de la Martinique. Quel est l’intérêt d’une reconnaissance sans réparation ?
Pourquoi la France a-t-elle autant de mal à faire son examen de conscience ?
Des siècles d’oppression coloniale et d’idéologie suprémaciste blanche ne disparaissent pas du jour au lendemain. Les préjugés que nous voyons aujourd’hui sont enracinés dans cette histoire. Des intellectuels français comme Arthur de Gobineau ont en effet été parmi les tout premiers à développer et diffuser l’idéologie de la suprématie blanche. On dit très souvent que les États-Unis « exportent » des idées sur la race, mais la réalité est que les Français ont exporté des idées racistes et des méthodes violentes à travers le monde dans le contexte du colonialisme. Ces idées ont été utilisées pour justifier le vol de terres et de ressources, ainsi que l’exploitation des personnes considérées comme non civilisées et « moins que ».
La reconnaissance et les excuses sont un début – mais le gouvernement français doit faire beaucoup plus pour éduquer sa population sur l’histoire et l’impact du racisme colonial dans son pays. Il doit également comprendre comment le racisme du suprémacisme blanc, l’islamophobie et l’antisémitisme sont liés. Je sais, par le travail que je fais sur l’antiracisme aux États-Unis, qu’il est très difficile pour les gens de faire face au traumatisme et à la violence que le racisme a produits. Malgré tout, la seule façon de construire une société plus juste et inclusive est d’être assez courageux pour reconnaître l’injustice. Pour paraphraser James Baldwin, « On ne peut pas changer tout ce qu’on affronte, mais rien ne peut changer tant qu’on ne l’affronte pas ».
Entretien réalisé par Philippe Berry – 20 minutes, 08/07/2023