Par Bruno Guigue
Le monde humain puise ses origines dans la sexualité, condition expresse de sa reproduction. Pour qu’il y ait un monde humain, il faut que les deux sexes se complètent, précisément parce qu’ils diffèrent.
« On ne naît pas femme, on le devient », disait Simone de Beauvoir. Bien comprise, cette formule signifie que le rôle de l’individu sexué fait l’objet d’une élaboration sociale, aussi conventionnelle que tout autre dimension de la culture. A sa naissance, tout être humain est naturellement sexué, mais sa transformation en sujet adulte, exerçant un rôle masculin ou féminin, résulte d’un apprentissage social. On naît avec une identité sexuelle, mais on ne « naît » pas homme ou femme, puisque la fonction assignée à l’un et à l’autre sexe est déterminée par la société, et non par la nature. Le sexe est inné, mais la différenciation sociale fondée sur le sexe est acquise.
Si certaines sociétés ont assigné un rôle inférieur aux femmes, ce n’est pas parce que les femmes sont naturellement vouées à des tâches subalternes, c’est parce que ces sociétés ont reproduit un modèle patriarcal hérité d’une époque ancestrale. Que les hommes aient dominé les femmes ne traduit aucune supériorité biologique, mais témoigne d’une rigidité sociologique. Attestée sous des formes diverses, cette domination ne reflète aucun donné naturel : elle est l’effet contingent d’une structure sociale. En la matière, rien n’est donné, tout est construit, même si le construit aime se parer des vertus du donné.
La différence biologique entre les sexes a donc fourni le prétexte d’une inégalité entre les hommes et les femmes, mais cette inégalité, en droit, n’a aucune valeur. Convoquée devant le tribunal de la raison, la différence sexuelle ne saurait légitimer une inégalité de statut, tout au plus une différence fonctionnelle. C’est pourquoi les sociétés modernes affirment le droit des femmes à occuper les mêmes fonctions que les hommes, dès lors que les unes et les autres manifestent les mêmes capacités. La compétition qui en résulte bouleverse des habitudes héritées d’un autre âge, mais elle est parfaitement légitime et sans doute salutaire.
Une fois admise cette construction sociale du rôle des deux sexes, la différence sexuelle, toutefois, n’a pas disparu comme par enchantement. Car « l’acquis » ne se dissocie pas plus de « l’inné » que l’apprentissage d’une langue n’est séparable de cette faculté langagière dont sont dépourvus les primates supérieurs. On apprend à parler avec autrui, dans une certaine langue, en tel lieu et à tel moment, mais cette acquisition linguistique présuppose une capacité native par laquelle l’esprit humain utilise des symboles pour nommer des choses. Si la langue que nous parlons est culturelle, cette capacité, elle, est parfaitement naturelle. Car si elle ne l’était pas, les chimpanzés nous feraient la conversation.
De même, on dira avec raison que les rôles sociaux sont « construits ». Mais que se passe-t-il lorsqu’une société veut ramener à sa plus simple expression la distinction des fonctions sociales ? Dans la société guayaki étudiée par Pierre Clastres, la seule différenciation admise est précisément celle qui distingue l’homme et la femme. Muni de son arc, le chasseur procure au groupe sa nourriture carnée. Armée de son panier, la femme pourvoit au ravitaillement en nourriture végétale. Admettons que le bon sens des « sauvages » a fait en sorte que les hommes et les femmes se complètent en tenant compte de leurs dispositions natives. Société patriarcale, archaïsme dépassé ? Difficile à dire, quand on sait que les femmes guayaki ont parfois deux maris.
Précisément parce qu’il est donné, antérieurement à toute culture, le naturel ne s’oppose pas au culturel : il le précède et lui assigne des limites. Nous naissons de sexe masculin ou féminin sans l’avoir choisi, et l’identité sexuelle est un fait de nature. Mieux encore : si la différence sexuelle résiste avec succès à l’invention culturelle, c’est parce qu’elle a une dimension originelle. Le monde humain puise ses origines dans la sexualité, condition expresse de sa reproduction. Pour qu’il y ait un monde humain, il faut que les deux sexes se complètent, précisément parce qu’ils diffèrent. Ajoutons même : pour qu’il y ait égalité entre les hommes et les femmes, encore faut-il que le masculin et le féminin aient un sens.
C’est pourquoi la substitution de « l’identité de genre » à « la différence sexuelle », de manière ouverte ou inavouée, est si troublante. Dire que le genre (masculin ou féminin) est socialement construit n’est pas absurde. Distinguer l’identité sexuelle (native) et l’identité de genre (construite) non plus, mais à condition que cette distinction demeure descriptive. Si les « études de genre » (gender studies) permettent de comprendre comment une différence biologique est réélaborée par la culture, elles présentent indéniablement un intérêt sociologique.
En revanche, et bien qu’elles soient enseignées en « Sciences de la vie et de la terre », elles n’ont aucune valeur scientifique. Le genre n’efface pas le sexe, il le qualifie socialement, ce qui n’est pas la même chose. Ce qui est contestable, c’est donc de s’emparer de cette distinction pour relativiser la différence sexuelle en faisant comme si elle était un fardeau dont il faudrait se débarrasser. Très logiquement, on nie alors toute normativité hétérosexuelle au nom de ce principe : si le masculin et le féminin sont des stéréotypes surannés, les autres orientations sexuelles sont également valables. Mieux, elles deviennent la voie royale vers la liberté.
Certes, les pourfendeurs du « modèle hétérosexuel dominant » ne nient pas la différence biologique entre les filles et les garçons : ce serait absurde. Mais, dans leur esprit, le « genre » n’est pas seulement du culturel qui s’oppose au naturel, c’est une nouvelle norme appelée à transcender la différence biologique. Après des siècles de genre imposé par un patriarcat oppresseur, choisir librement « son propre genre » est le summum de l’émancipation. Lesbienne, gay, bi, trans : ces orientations sexuelles, au motif qu’elles s’affranchissent du schéma binaire masculin-féminin, sont magnifiées, comme si elles marquaient, à travers la revanche du genre construit sur le sexe hérité, le triomphe éclatant de l’individu.
La « théorie du genre », on le voit, fournit son argumentaire à une revendication qui n’a rien de scandaleux tant qu’elle demeure une affaire privée, car chacun est libre de choisir son orientation sexuelle. Mais on peut s’interroger sur sa prétention explicite à faire de ce libre choix, hors de toute détermination biologique, l’alpha et l’oméga d’une existence accomplie. Lutter contre l’homophobie est une excellente idée, mais il n’est pas indispensable, pour y parvenir, d’expliquer aux enfants que toutes les orientations sexuelles sont équivalentes. Il suffit de leur apprendre le respect d’autrui dans sa différence. Et il sera loisible à chacun, parvenu à l’âge adulte, de suivre sa propre voie. L’interdiction des discriminations dans l’espace public est une chose, la promotion de l’indifférenciation sexuelle en est une autre. La première est un devoir social, la seconde ne l’est pas.