Par Mohamed Tahar Bensaada
La révolte des jeunes des quartiers populaires suite au drame de la mort de Nahel a été diversement interprétée, suivant qu’on se trouve à droite ou à gauche de l’échiquier politique et médiatique français.
La politique du tout sécuritaire dans laquelle s’enferme aveuglement l’Etat français, qui tarde à traiter sérieusement les problèmes de racisme et de discrimination qui minent la société française, comme le lui a demandé le Commissariat des Nations unies aux droits de l’Homme, augure de la reproduction récurrente de ce genre de scènes à l’avenir, tout comme les émeutes de 2005 n’ont pas servi à prévenir ce qui se produit aujourd’hui sous nos yeux.
Le fait que l’extrême-droite se sert des actes de violence et de destruction, qui accompagnent souvent et sous tous les cieux les mouvements de révolte populaire, pour agiter le spectre de la « guerre civile », qui est généralement sous-entendue comme une « guerre raciale », conduit généralement les analystes de gauche à nier le caractère « racial » de la contestation populaire et à réduire cette dernière essentiellement à sa dimension « sociale ». Ils pensent ainsi éviter à la France de plonger dans un séparatisme autodestructeur et contraire aux valeurs universelles affichées par la République française.
Dans son éditorial du samedi 1er juillet, le quotidien français Le Monde offre une illustration de cette position, en écartant d’emblée la thèse qui qualifie de “raciales” les émeutes qui secouent la France depuis quelques jours et en mettant l’accent sur le caractère « social » et « urbain » de la problématique de l’exclusion sociale et spatiale, dont sont l’objet les jeunes des quartiers populaires.
Ainsi, on peut lire : “La France n’est pas aux prises avec des émeutes raciales ni avec une guerre de civilisation, comme voudrait le faire croire l’extrême droite, qui sait tout ce qu’elle a à gagner à jeter de l’huile sur le feu. Les habitants des cités périphériques de nos villes sont des Français de toutes origines et des étrangers qui n’ont pas choisi d’y être concentrés, mais l’ont été au fil de décennies de politique foncière, de l’urbanisme et du logement“.
Cependant, Le Monde est bien obligé de reconnaître que la situation vécue par les jeunes des quartiers populaires ne peut s’expliquer uniquement par les facteurs socio-économiques qu’il met en avant. “Pas plus qu’il n’est réductible à une dimension « identitaire », l’embrasement des banlieues ne saurait s’expliquer par les seules insuffisances budgétaires. La mort de Nahel M. renvoie d’abord directement aux règles et à la pratique de l’usage des armes par les policiers lors des contrôles routiers, et, plus largement, aux relations viciées entre ces derniers et les jeunes de quartiers populaires.”
A l’instar de la gauche française dont il est un des porte-parole, Le Monde feint de ne pas comprendre que, dans la France postcoloniale, les inégalités sociales propres au capitalisme frappent plus durement les populations issues de l’immigration, en provenance des anciennes colonies françaises, et que la violence systémique de la police française contre les jeunes des quartiers populaires n’est que l’autre face de la guerre que mène l’impérialisme français pour garder ses rentes de position dans ses anciennes colonies d’Afrique, au nom de la lutte contre le terrorisme islamiste, contre la présence russe ou la concurrence chinoise.
Avant de relever de la psychologie sociale, le racisme est avant tout une expression de rapports sociaux marqués par l’exploitation et la domination. C’est l’infériorité réelle des populations obligées par le développement inégal du capitalisme de quitter leur pays pour survivre qui entretient le complexe de supériorité des racistes de tous poils, et non le contraire.
Et ce n’est pas un hasard si les populations qui subissent le racisme institutionnel en France sont généralement des populations issues des anciennes colonies françaises d’Afrique du nord et d’Afrique subsaharienne.
A cet égard, Bernard Dréano a bien eu raison de s’interroger sur des « persistances coloniales dans les pratiques sociales et juridiques en France aujourd’hui » (1). Sinon, comment expliquer autrement le fait qu’un policier se permet de tuer à bout portant un jeune de 17 ans, juste parce qu’il aurait refusé d’obtempérer à son ordre ?
Si le racisme institutionnel, dont font l’objet les jeunes des quartiers populaires, ne relevait pas des mécanismes de reproduction sociale de la France postcoloniale, comment expliquer que les défenseurs inconditionnels de l’Etat d’Israël en France se soient mobilisés en chœur contre les jeunes des quartiers populaires, en les traitant de tous les noms et en les accusant d’être des agents de la « guerre civile » en France ?
L’historien George Bensoussan, spécialiste de la shoah et de l’antisémitisme et directeur de l’ouvrage collectif au titre si révélateur « Les territoires perdus de la république », explique la révolte des jeunes des quartiers populaires par le « déni (de la question migratoire) nourri par le gauchisme culturel ».
Voilà comment le Figaro, dans son édition du 2 juillet, résumait la lecture « culturaliste » de l’historien pro-israélien : « Un antiracisme dévoyé nous a empêchés pendant des années de nommer la réalité. Contre les discours moutonniers invoquant le «racisme» ou les conditions socio-économiques pour expliquer les émeutes, il faut selon Georges Bensoussan faire appel à l’anthropologie culturelle pour entendre les soubassements de cette crise.»
De son côté, Pascal Bruckner, l’auteur du « sanglot de l’homme blanc », nous explique toujours dans le Figaro que « La bavure policière de mardi n’est qu’un prétexte qui a déclenché une colère pavlovienne. C’est une dramaturgie parfaitement coordonnée où les émeutiers répondent à un scénario déjà écrit depuis au moins 2005. Les violences sont permanentes dans les quartiers, elles forment un peu la bande-son de la vie quotidienne, mais, à l’occasion de ce drame, elles vont pouvoir se déployer en grande pompe. Ce sont les vacances d’été qui commencent pour les jeunes mutins avec des nuits qui promettent d’être chaudes.»
Les déclarations des intellectuels pro-israéliens ne sont pas isolées. Elles font écho à ce qu’on peut lire dans certains médias israéliens. Pour le site Israël 24, «La question ne se pose plus, l’intifada française déborde dangereusement ».
On comprendra de quelle manière elle déborde en se référant au titre de l’article publié dans son édition du 3 juillet : « Débordement antisémites des émeutes françaises », en citant notamment le député franco-israélien Habib Meyer : « Le député Meyer Habib a déclaré samedi soir que les racines de la violence se trouvent principalement dans les zones où l’antisémitisme et d’autres formes de haine sont endémiques. Cela ressemble à une intifada au cœur de la France”, a averti M. Habib.»
La French-Israeli connection ne s’arrête pas à l’aspect symbolique et intellectuel. A en croire les informations publiées par la presse israélienne, la police française aurait demandé la coopération de la police israélienne, en vue de faire face à la révolte des jeunes des quartiers populaires.
« La Commission de police israélienne a reçu un fax de la police française pour s’enquérir de la manière de gérer la crise à laquelle elle est confrontée actuellement, a rapporté le journal The Israel Hayom. La demande française a été révélée par le chef adjoint de la Division des opérations de police Shimon Nahmani, lors d’une audience tenue par la Commission de sécurité nationale de la Knesset. Selon le même journal, le commissaire de la police israélienne, Kobi Shabtai, a ordonné à ses départements du renseignement et des opérations d’étudier les manifestations en France et la réaction de la police française avant, pendant et après la mort de l’adolescent » nous apprend une dépêche de l’agence Anadolou dans son édition du 3 juiillet.
Le fait même de faire appel à l’expertise israélienne en matière de répression anti-émeutes en dit long sur les ressorts socio-institutionnels et symboliques communs que pourraient partager une République qui se présente volontiers comme la « patrie des droits de l’Homme » et un Etat dont la politique d’apartheid est un secret de polichinelle.
Comment ne pas faire le lien dans ce cas entre ce qui se passe à Nanterre et ce qui se passe à Jénine ou à Gaza ? Si les appareils répressifs ne se gênent pas pour s’entendre et coopérer contre la multitude en révolte, comment s’étonner hypocritement de la sympathie des jeunes des banlieues d’ici avec ceux des banlieues de là-bas, et pourquoi chercher à la stigmatiser systématiquement en lui collant l’accusation infâmante d’antisémitisme ?
Bien entendu, le fait de rappeler cette connexion franco-israélienne ne devrait pas nous interdire d’étudier de manière sérieuse ses ressorts et ses mécanismes concrets, sans tomber ni dans le déni facile dans le quel se complaît la gauche française, ni dans l’amalgame qui pourrait nous empêcher de prendre en compte les spécificités de chacune des situations concrètes auxquelles se trouve confronté le mouvement de contestation populaire.
Si dans les territoires occupés, le racisme israélien se nourrit directement de la structure coloniale, militariste et expansionniste de l’Etat d’Israël, la lutte contre le racisme institutionnel en France se trouve indissolublement liée à la lutte contre l’exclusion sociale engendré par le capitalisme globalisé.
C’est sur le terrain de la lutte contre la ségrégation sociale et spatiale que la lutte des jeunes des quartiers populaires, dont le détonateur restera la lutte contre la ségrégation raciale, pourra converger avec toutes les autres formes de lutte sociale.
Pour cela, il convient à la fois d’éviter deux extrêmes : d’une part, il s’agit d’éviter d’essentialiser la lutte contre le racisme institutionnel, au risque d’isoler le mouvement des jeunes des quartiers populaires, et d’autre part, il s’agit d’éviter de diluer la lutte concrète des jeunes contre le racisme dans une lutte sociale abstraite, comme cherche à le faire une partie de la gauche française.
A cet égard, le racisme institutionnel constitue bien l’angle mort de la gauche française. Cette dernière trahirait tous ses idéaux de justice et d’égalité et affaiblirait sa position dans le rapport des forces face au capital et à l’Etat néolibéral, si elle continuait de nier plus longtemps l’existence d’un racisme institutionnel, inhérent aux structures sociales et symboliques de la France postcoloniale.
(1) Bernard Dréano : Un colonialisme rémanent ? Persistances coloniales dans les pratiques sociales et juridiques en France aujourd’hui » in « Où en sommes-nous de l’Empire ? », Editions alfAbarre, Paris, 2014.