Par Loïc Blondiaux
La confusion la plus grande règne sur les débats politiques et intellectuels autour de la démocratie locale à l’heure où le parlement français adopte un projet de loi visant notamment à la mise en place de conseils de quartier et au renforcement de la participation du public à l’élaboration des grands projets.
Alors que les dernières élections municipales ont semblé refléter l’existence d’une demande de participation au sein d’une fraction non négligeable de l’électorat ; alors que certains exemples étrangers (Porto Alegre, en particulier) laissent à penser qu’il est possible de transformer cette idée vague en utopie concrète ; alors que l’exigence d’une plus grande démocratie de proximité semble aujourd’hui recueillir tous les suffrages, cet apparent consensus sur la démocratie locale laisse subsister de nombreuses inconnues et masque autant d’ambiguïtés.
Le sens de ce mouvement n’est clair en effet que si l’on omet de signaler que parmi les municipalités les plus innovantes en ce domaine, certaines ont essuyé de sérieux revers lors de ces mêmes élections. Se rallier à la thèse d’une conversion massive des acteurs politiques locaux à l’idée d’une participation des habitants au gouvernement local revient à accepter d’évaluer à la même aune – celle de la démocratie participative – des expériences d’ampleurs très diverses, qui vont des tentatives de budget participatif au simulacre de consultation et à la banale opération de marketing politique. Il resterait à expliquer enfin pourquoi une aussi belle unanimité, sur le plan des principes, peut coïncider avec d’aussi faibles avancées législatives en ce domaine, depuis les lois de décentralisation jusqu’aux timides dispositions du projet de loi Vaillant.
Le risque n’est nullement négligeable que ce grand écart entre les ambitions affichées et la faiblesse des réalisations concrètes finisse par vider le concept de démocratie participative de toute substance. Il convient, si l’on veut lui redonner un sens, d’en préciser conceptuellement, sociologiquement et politiquement les termes et de sortir de cet étrange consensus qui ne semble reposer à l’état présent que sur le flou d’une notion et d’un programme avec lesquels nul ne saurait accepter d’être durablement en désaccord.
•Favoriser la prise de parole, l’interpellation et la délibération
Le premier geste à accomplir pourrait être de sortir de l’opposition binaire entre démocratie participative et démocratie représentative qui, jusqu’à présent, a structuré le débat. On en vient à oublier que d’autres dimensions fondamentales peuvent caractériser la relation politique entre gouvernants et gouvernés à l’échelon local : celles de la communication, de l’interpellation ou de la délibération. Favoriser la prise de parole des citoyens sur les affaires publiques locales, diffuser l’information sur les politiques en cours, contribuer à la constitution d’espaces publics de discussion peuvent constituer des buts en soi, indépendamment de toute redistribution des pouvoirs.
À ce niveau modeste, la dimension participative reste présente, mais elle s’inscrit dans la perspective d’une démocratie délibérative qui vise à informer et à compléter plus qu’à concurrencer la démocratie représentative.
L’observation des expériences en cours montre que la mise en place d’instances de participation à l’échelon local, à l’échelle d’un quartier par exemple, peut remplir les objectifs les plus divers. Dans certains cas, les instances participatives de quartier s’apparentent à une simple déconcentration de l’administration municipale, les conseils de quartier servant d’interlocuteurs de base aux habitants, parfois de simples guichets. Éléments de territorialisation de l’action publique locale, sans dimension véritablement publique, mis en place en vue de quadriller et d’encadrer la population sous prétexte de mieux cerner ses attentes, ces instances peuvent rationaliser efficacement l’administration, mais n’ont de participatives que le nom. Comment qualifier ainsi le fonctionnement d’instances composées de membres soigneusement sélectionnés par la municipalité, pour la plupart d’entre eux déjà élus, et qui délibèrent à huis clos sur les affaires du quartier ?
Dans d’autres cas, ces structures participatives jouent un rôle pleinement politique et remplissent une fonction essentielle en démocratie : l’interpellation publique du pouvoir politique par les citoyens. En forçant l’autorité politique à s’expliquer périodiquement, à rendre des comptes, à prendre des engagements qu’elle devra tenir au risque d’être déjugée lors d’une réunion ultérieure, les conseils de quartiers introduisent une dimension de publicité inhérente à l’action politique mais qui s’est depuis longtemps perdue : il ne s’agit pas simplement d’abaisser artificiellement, l’espace d’une réunion, les barrières symboliques et physiques qui éloignent élus et électeurs, mais de favoriser entre eux l’émergence d’une authentique communication démocratique. Ni les médias municipaux traditionnels, ni les formes habituelles de la relation clientéliste de proximité – qui se déploie la plupart du temps en secret et sur un mode interindividuel – ne peuvent remplir ce rôle, faute de réciprocité ou d’élargissement de la discussion à d’autres acteurs. Il y a bien un paradoxe, à l’heure des nouvelles technologies d’information et de communication – dont le contenu participatif reste incroyablement pauvre –, à revenir à cette dimension archaïque de la démocratie de face-à-face. Les conseils de quartier, tout en contribuant à redonner une voix aux citoyens, peuvent permettre aux politiques d’être entendus, de justifier et de rendre compte de leur action dès lors qu’ils acceptent de jouer le jeu d’une telle confrontation. La citoyenneté passe ici par la prise de parole et la démocratie par la mise en transparence de l’action publique.
En sus de cette communication verticale entre gouvernants et gouvernés, les conseils et autres instances participatives peuvent contribuer à la mise en place d’un espace de délibération entre les différents acteurs du quartier. Lieux d’échanges discursifs autant que de confrontation d’intérêts, ils fonctionnent dans le meilleur des cas comme une scène publique où certaines questions accèdent à la visibilité politique, où des arguments sont mis à l’épreuve, où des visions alternatives du quartier et de la ville peuvent s’affronter. À l’occasion de projets précis mis en débat ou d’un ordre du jour fixé par l’autorité politique, la délibération se doit d’impliquer ici un maximum d’acteurs, qu’ils soient associatifs ou individuels, nous y reviendrons.
Refuser par principe d’organiser une telle discussion publique, au motif que s’y expriment le plus souvent des doléances relatives au vécu et à l’horizon immédiat des personnes (bordures de trottoir, crottes de chien, etc.), revient à oublier que ces plaintes se fondent presque toujours sur un sentiment d’injustice et relèvent de ce fait pleinement du politique.
Par ailleurs, la reconnaissance d’un droit de regard des habitants sur les affaires publiques du quartier passe par la prise en compte de ce type de revendications, préalable à d’autres formes possibles d’implication dans la vie locale.
La difficulté tient évidemment aux modalités d’encadrement de cette délibération, à la possibilité ou non d’institutionnaliser cette prise de parole spontanée. Si tenir de manière sporadique des réunions de quartier ne constitue pas un objectif très ambitieux, un trop grand formalisme peut également se révéler préjudiciable à une authentique communication. La coexistence en une même instance d’élus, de conseillers spécialement désignés, d’associatifs et de simples habitants ne garantit nullement la capacité de chacun de ces groupes à s’exprimer sur un pied d’égalité ou à parler le même langage. La définition de l’ordre du jour, l’organisation du tour de parole, la place réservée aux interventions du public constituent autant de questions que l’autorité organisatrice doit résoudre, sinon maîtriser totalement. Les élus doivent également assumer les risques de l’interpellation, de la contestation, du désordre et ne pas craindre de s’exposer. Il y aurait facilité et danger à ne déléguer dans cette discussion que des représentants sans véritables attributions, lesquels ne seraient pas en mesure d’assurer la crédibilité de telles instances. La présence régulière du maire ou de ses principaux adjoints y est sans doute indispensable.
L’autre défi majeur tient aux conséquences politiques et juridiques données à cette parole. Au sens premier du terme, la délibération implique une visée d’action, une décision à prendre. La perspective d’une meilleure communication, d’une opinion informée, d’apprentissages réciproques peut-elle suffire à donner sens à de tels dispositifs et à maintenir l’intérêt du public dans la durée ? Les conseils de quartier ne peuvent être de simples caisses de résonance des peurs, des plaintes ou des conflits du quartier. Ils ne peuvent non plus servir exclusivement d’instruments de pédagogie ou de socialisation politique à l’usage des municipalités. Ils doivent non seulement favoriser l’expression du public, mais aussi rendre possible sa consultation et son intervention dans le processus de décision politique.
•Partager le pouvoir ou fabriquer de nouveaux représentants ?
Différentes expériences de participation au niveau des quartiers depuis une dizaine d’années ont montré que la consultation et la concertation étaient, dans la plupart des cas, possibles et souhaitables. Dans la pratique, les effets de cette délibération peuvent s’avérer extrêmement positifs, dès lors que les habitants sont amenés à réfléchir et travailler ensemble autour d’un dossier commun, un projet d’aménagement urbain par exemple.
Dans le meilleur des cas, la délibération garantit que l’avis de tous ceux qui peuvent être touchés par une décision ait une occasion de s’exprimer face à l’autorité compétente, améliore l’information des acteurs et favorise l’émergence de solutions nouvelles. La délibération supplée en particulier aux carences de la décision politico-administrative traditionnelle lorsqu’elle se fonde sur des critères exclusifs de rationalité technique ou économique. Elle démontre l’existence de véritables ressources d’expertise profane qui peuvent concurrencer celles des experts municipaux. Elle amène enfin des acteurs en conflit et aux intérêts divergents à prendre en compte, ne serait-ce que formellement, l’opinion et les croyances de l’autre, selon un processus que le philosophe Jon Elster désigne sous le nom de « la force civilisatrice de l’hypocrisie. ». Pour toutes ces raisons, la démocratie participative dans sa dimension délibérative s’impose comme une exigence. Sa mise en œuvre et sa généralisation supposent cependant que soient réunies plusieurs conditions qui tiennent à la fois à la nature des institutions mises en place et à leur environnement.
Énumérer ces conditions et soulever ces difficultés ne signifie nullement que l’objectif d’une démocratisation de la sphère politique locale nous semble hors d’atteinte. Nous nous proposons simplement d’énoncer un certain nombre de thèses, nées de l’analyse de plusieurs dispositifs locaux de participation au cours de ces dernières années et qui interdisent d’aborder cette question en termes trop simples.
Quelle représentativité ? Le risque d’un redoublement de l’exclusion
L’observation sur la longue durée d’une expérience de démocratie de quartier dans un contexte urbain marqué une forte hétérogénéité sociale (le xxe arrondissement de Paris) démontre que cette forme d’engagement politique n’échappe pas plus que d’autres (comme l’élection ou le militantisme politique ou associatif) aux logiques sociales qui gouvernent l’accès à la participation politique. Ce sont, en priorité, les populations les mieux intégrées socialement et les mieux formées intellectuellement qui font vivre ce type de dispositif, y investissent leur énergie et y exercent leur compétence. Les groupes les plus démunis et les étrangers, fortement représentés dans ces quartiers, en sont largement absents ou n’y figurent qu’à titre de présence la plus souvent muette. Les jeunes, au centre de toutes les discussions relatives notamment aux incivilités, les ont désertées et n’y sont pas même représentés.
Ce sont ainsi les populations les plus fragiles, les plus exposées aux conséquences d’éventuelles décisions des conseils, qui ont dans les faits les chances les plus faibles d’y être représentées. En dépit des efforts accomplis par la municipalité afin d’abaisser les coûts symboliques de la prise de parole publique, celle-ci reste largement conditionnée par le degré d’intégration sociale, qu’il se traduise par un sentiment d’appartenance au quartier ou par la maîtrise de compétences rhétoriques particulières. Certes, les associations ont vocation à jouer dans ces instances un rôle de porte-parole de ces populations muettes et les intérêts des classes moyennes et des catégories les plus défavorisées ne sont pas toujours en conflit, notamment en matière d’urbanisme ou d’environnement et dès lors qu’il s’agit de s’opposer à un opérateur extérieur. On pourrait montrer également que c’est moins le niveau d’étude ou la catégorie sociale qui s’avèrent la variable la plus décisive de la participation que l’enracinement dans le quartier et la légitimité à intervenir que confère une installation ancienne dans les lieux.
Mais ces écarts de représentation posent problème dès lors que les conseils de quartier ont vocation à prendre des décisions ou à produire des vœux qui touchent l’ensemble de la population du quartier. Il faut inventer en pratique des dispositifs qui, sans parvenir à une parfaite représentativité statistique de l’ensemble des groupes présents sur le territoire, parviennent à limiter de tels écarts de représentation, au risque de renforcer paradoxalement l’exclusion de tous ceux dont la voix ne parvient pas à se faire entendre en ces lieux. Y compris dans l’hypothèse où tous participeraient à la délibération, les probabilités de s’y faire entendre ne seraient pas pour autant identiques. Lynn Sanders a bien montré que l’idéal délibératif requiert en théorie pour les participants non seulement une égalité dans la prise de parole mais aussi dans la capacité à recourir à des arguments persuasifs, c’est-à-dire susceptibles d’être pris en compte dans la décision finale. Or, ces forums hybrides que sont les conseils de quartier font coexister des acteurs aux niveaux d’information, de maîtrise des dossiers et de la législation, aux ressources rhétoriques ainsi qu’à la capacité de nuire et d’agir très différents. Restaurer des conditions d’égalité minimales entre ces différentes paroles, notamment par l’apport d’informations pertinentes, doit constituer l’une des conditions préalables de l’entrée en discussion (Source : Loïc Blondiaux : Démocratie participative, sous conditions et malgré tout, Mouvements, 2007/2 n° 50)