
Par Carlo Caldarini (Collectif GERAS)
Alors que le gouvernement fédéral belge étant en cours de formation, un documentaire de l’émission « Pano » de la VRT faisait sensation sur le faible contrôle assuré par les assistantes sociales du CPAS d’Anderlecht (voir la description du CPAS sur le site de la sécurité sociale belge pour notre lectorat international). Le documentaire, parfois plus nuancé que sa résonnance dans la presse francophone, montrant deux journalistes obtenant un revenu d’intégration sociale alors qu’ils n’entraient pas dans les conditions du RIS.
Ce documentaire néerlandophone a été traduit par la chaîne de télévision RTL-TVI, dans une versions sous-titrée. Une commission parlementaire fédérale, dirigée par le député parlementaire Denis Ducarme, représentant du parti conservateur « Mouvement Réformateur » qui se prétend publiquement libéral, a entendu de multiples parties prenantes décrire les conditions insoutenables dans lesquelles les travailleuses sociales tendent d’exercer leur travail.
Nous renvoyons à l’entretien de Sara Van Hoyland, travailleuse communautaire au SAAMO Bruxelles et à l’article de Grégory Meurant « Comprendre la violence institutionnelle » pour comprendre les déterminants sociétaux qui créent les difficultés auxquelles sont exposées les assistantes sociales de CPAS.
Nous publions enfin en l’état la réponse de Carlo Caldirini, sociologue au CPAS de la commune de Schaerbeek et membre du collectif GERAS à ce documentaire, rédigée en février dernier.
- La rédaction de Changement Social
Bravo aux journalistes de la VRT, en particulier à ceux de la rédaction de Pano. Bravo, en effet. Bravo d’avoir mis en lumière une réalité que nous, travailleurs des CPAS et ceux qui collaborent avec ces institutions, observons et dénonçons depuis des mois, voire des années. Cette réalité ? Elle est sous les yeux de quiconque prend le temps d’observer.
Les journalistes de Pano ont découvert trois choses principales :
- Une pression institutionnelle insoutenable qui est en train de faire imploser les CPAS ;
- Des travailleurs sociaux à bout, submergés par des charges de travail incompatibles avec un accompagnement humain de qualité ;
- Une gouvernance de ces institutions à réinventer, surtout dans un contexte aussi complexe que celui de Bruxelles, où les enjeux sociaux, culturels et économiques se croisent et se multiplient.
Un système sous pression
La mission des CPAS est essentielle : permettre à toutes personnes de vivre conformément à la dignité humaine en assurant le droit à l’aide sociale. Or, ces dernières années, les CPAS ont été poussés à bout par des attentes toujours plus élevées et des moyens toujours plus insuffisants. Les crises successives – pandémie, inflation, hausse des demandes d’aide sociale – n’ont fait qu’aggraver une situation déjà critique.
Dans l’exercice de leur mission, les CPAS ne se contentent pas de fournir une aide matérielle. Ils jouent un rôle bien plus profond et essentiel : ils sont des bastions du vivre ensemble, construisent des ponts entre différents groupes de personnes et favorisent la cohésion sociale.
Ils agissent également comme des amortisseurs sociaux, absorbant les chocs des crises économiques, sanitaires ou sociétales, et empêchant que les fractures sociales ne deviennent irréversibles.
Enfin, ils sont des régulateurs de conflits sociaux, en apaisant les tensions qui naissent de l’inégalité, de l’exclusion ou du désespoir, et en offrant des solutions qui privilégient la dignité et l’inclusion de chaque individu.
Ainsi, attaquer un CPAS ou jeter l’opprobre sur son fonctionnement revient à tirer sur l’ambulance, sur les pompiers, sur les services d’urgence des hôpitaux, sur les prisons ou les tribunaux. Ce sont des institutions qui, malgré des moyens insuffisants, interviennent au cœur des crises sociales pour limiter les dégâts et offrir des solutions dans un contexte souvent déjà extrêmement tendu.
Lorsque les CPAS craquent, c’est la société toute qui en paie le prix.
Les CPAS ne sont pas responsables des crises qu’ils gèrent. Ils sont le dernier filet de sécurité, celui qui reste debout lorsque tout le reste a échoué. Les affaiblir ou les discréditer, c’est affaiblir et discréditer la société tout entière, c’est mettre au rebut un pacte social qui fait, ou faisait, la fierté de ce pays.
Un scandale médiatique sans recul critique
Ce qui est encore plus préoccupant, c’est l’attitude de la majorité des journalistes après la diffusion du reportage de la VRT. Plutôt que de creuser davantage, de poser des questions de fond ou d’élargir le débat sur les causes structurelles des dysfonctionnements des CPAS, pratiquement tous se sont alignés sur la narration sensationnaliste du scandale et ont relancé l’indignation sans autre analyse.
Aucune remise en question des conclusions tirées, aucune interrogation sur le sous-financement chronique, sur l’augmentation des demandes d’aide ou sur la pression exercée sur les CPAS et leurs agents. Non, la plupart des rédactions se sont contentées de surfer sur une vague facile, préférant alimenter un débat stérile au lieu d’examiner les véritables enjeux.
Cette approche journalistique, qui se limite à amplifier le scandale, ne rend service ni à la population, ni aux institutions, et encore moins à la vérité.
Des dysfonctionnements : des symptômes, pas une cause
Il est facile, bien trop facile, de s’infiltrer dans un système sous tension et d’en ressortir avec quelques anomalies pour alimenter un scandale médiatique. Mais ce type d’approche passe à côté de l’essentiel : les dysfonctionnements observés sont des symptômes d’une pression systémique, et non des preuves d’une défaillance généralisée ou de mauvaise volonté des CPAS.
La même démarche pourrait être appliquée à d’autres services publics essentiels. Si deux journalistes astucieux décident d’infiltrer un tribunal, ils constateront rapidement que le système judiciaire est au bord de la rupture. Dans un hôpital, ils découvriront des soignants épuisés et des délais inacceptables pour des soins vitaux. Dans une école bruxelloise, ils verront des enseignants surchargés ou des classes sans titulaire.
Ces constats ne doivent pas alimenter des polémiques stériles, mais au contraire, ouvrir le débat sur les moyens structurels à mettre en œuvre pour renforcer nos services publics.
Repensons ensemble la gouvernance des CPAS
Les CPAS, en particulier dans une région comme Bruxelles, font face à des défis sans précédent. Ces défis nécessitent une réflexion profonde et collective sur leur gouvernance :
- Comment mieux articuler leur fonctionnement avec les réalités locales ?
- Comment garantir un financement stable et suffisant pour répondre aux besoins croissants de la population ?
- Comment préserver les travailleurs sociaux, véritables piliers du système, en leur offrant des conditions de travail décentes et des perspectives d’avenir ?
Plutôt que de chercher des boucs émissaires dans les CPAS, il est temps de reconnaître leur rôle indispensable et de s’attaquer aux véritables causes des dysfonctionnements : un sous-financement chronique, une gestion inadaptée des crises sociales, et une absence de vision politique à long terme.
Un appel à la responsabilité
Aux journalistes, nous demandons : au-delà de l’enquête, soyez les relais d’un débat constructif. Interrogez les décideurs politiques sur leurs responsabilités dans la situation actuelle des CPAS. Posez les bonnes questions : pourquoi ces institutions, essentielles à la cohésion sociale, ne reçoivent-elles pas les moyens dont elles ont besoin ?
Aux citoyens, nous disons : soutenez vos CPAS. Comprenez que les anomalies mises en avant ne sont pas le reflet d’un échec institutionnel, mais le résultat d’un manque de ressources et d’un désengagement politique.
Enfin, aux décideurs, nous lançons cet appel : prenez la mesure de l’urgence. Les CPAS sont une pièce maîtresse de notre filet social. Si nous voulons qu’ils continuent à jouer ce rôle, il est impératif d’agir maintenant.