Par Bruno Le Dantec
Pauvre Cabu, qui dépeignait volontiers les supporters de foot comme de gros beaufs dopés au chauvinisme ! Vendredi 9 janvier, deux jours après sa mort, la première lueur d’esprit critique a scintillé dans un stade. Des supporters corses, pendant la minute de silence en hommage aux victimes des attentats, ont brandi une banderole qui affirmait : « Le Qatar finance le PSG… et le terrorisme. »
Une belle provoc, un bol d’air frais dans ces moments de douleur et de confusion massivement partagées. Peut-être déstabilisés par ce puissant aphorisme, les milliardaires en short du Paris Saint-Germain allaient s’incliner 2 à 4 devant Bastia, une équipe de bas de tableau. Et trois jours plus tard, leur fan n°1, Nicolas Sarkozy, s’est senti obligé de répondre : « Est-ce que vous croyez que M. Mitterrand, que M. Chirac, moi-même hier, que M. Hollande aujourd’hui, vous croyez qu’on aurait cette politique d’amitié avec le Qatar si nous pensions que le Qatar c’était uniquement (sic) le financeur du terrorisme ? » […] Lorsque je regarde le travail des architectes du monde entier, où est-ce qu’ils travaillent, où est-ce qu’ils construisent ? […] En ce moment les pays du Golfe persique sont (re-sic) parmi les rares pays arabes à concilier islam et modernité (re-re-sic !). » Gageons que les juges qui enchristent à tout-va pour « apologie du terrorisme » préféreront dans ce cas-ci détourner le regard. Pourtant, les liens du Qatar avec le salafisme combattant sont assez documentés [1].
Outre l’alliance stratégique avec les pétro-monarchies les plus rétrogrades, les USA ont de longue date entretenu de troubles relations avec un certain islam politique. En Égypte, leurs services ont soutenu les Frères musulmans contre une armée et un nationalisme arabe trop proches de l’URSS. En Afghanistan, ils ont armé les ancêtres des talibans contre les troupes soviétiques. Plus récemment, ils ont alimenté le djihad contre Kadhafi en Libye ou El-Assad en Syrie. Israël a fait de même en fomentant l’ancrage du Hamas à Gaza dans le but d’affaiblir l’OLP d’Arafat. Par là-même, l’Occident favorisait l’émergence d’un ennemi à son image. Le fondamentalisme religieux semble aller comme un gant à des puissances néocoloniales elles-mêmes hantées par leur propre obscurantisme : depuis le new-born christian George W. Bush et ses faucons évangélistes, dont le cri de guerre est God save America – jumeau du désormais célèbre Allahou akbar –, jusqu’au très droitier Netanyahou et sa coalition de colons ultra-religieux. Leurs liens avec le rigorisme de façade des rois tartufes de la péninsule Arabique complètent le tableau : on nage en pleine conjuration d’adorateurs du Dieu-fric ! Et le jeu de miroirs culturaliste permet d’éclipser les enjeux sous-jacents – géopolitiques, socio-économiques –, en maintenant les peuples dans une sidération qui nous fait basculer dix siècles en arrière, à l’époque des croisades.
Alors oui, le péril de l’islam intégriste existe, mais il se révèle être une sorte de créature Frankenstein, un ennemi idéal, un épouvantail ad hoc, reflet caricatural de l’agressivité de l’empire – il faut voir les vidéos de propagande de Daesh singeant les raids nocturnes des marines : mêmes coups de rangers dans la porte, mêmes uniformes, même caméra à infrarouge fixée sur le casque, même brutalité. Sauf que maintenant l’humiliation des victimes est filmée jusqu’au bout, jusqu’à leur exécution, au lieu de fuiter par erreur, comme dans le cas des sévices de la prison d’Abou Ghraib. L’esthétique est la même aussi pour les otages décapités, dont l’uniforme orange fait clairement référence aux prisonniers de Guantanamo. Les deux adversaires s’inspirent l’un de l’autre dans une surenchère aux relents apocalyptiques. La seule différence, c’est qu’à l’hypocrisie occidentale qui se pare des oripeaux des droits de l’homme tout en escamotant le cadavre d’un Ben Laden exécuté sommairement, le califat d’El-Baghdadi oppose la mise en scène de l’horreur dans un but de propagande.
Lorsqu’en 1808 les troupes napoléoniennes envahirent la péninsule ibérique au nom des Lumières, un cri de ralliement se fit entendre parmi les guérillas espagnoles : « « Si c’est ça la liberté, alors vivent les chaînes ! » L’idéologie mortifère de Daesh, importée maintenant jusqu’au cœur de l’Europe, est aussi cela : le fruit pourri de trois décennies d’occupation étrangère, de morgue coloniale et d’hypocrisie civilisatrice, d’exactions et d’abus impunis, de stratégie du chaos et du pourrissement, de gouvernements fantoches, de corruption, de divisions ethniques et religieuses exacerbées… Si on y ajoute les centaines de milliers de morts du conflit irano-irakien, plus les années d’embargo entre la première et la deuxième guerre du Golfe, on comprend mieux sur quel terreau poussent les psychopathes du djihad.
… et elle se fait contre nous
Bien que radicalisés et recrutés par la multinationale Al-Qaeda – ou par la firme Daesh ? –, Coulibaly et les frères Kouachi, aussi bien que Merah, sont de purs produits de la société française. À dix-huit ans, Chérif Kouachi sort les mains vides du foyer pour orphelins dans lequel il a été placé à la mort de sa mère. Il connaît la rue, où il dort parfois en plein hiver ; puis le rap ; puis la mosquée ; puis la prison… Amedy Coulibaly veut être éducateur. À dix-huit ans, il monte sur un braquage : son complice de dix-neuf ans est abattu par la police. En prison, il prend de la graine et filme en cachette les conditions de détention, dans l’idée de les dénoncer. Né vingt ans plus tôt, il aurait peut-être admiré et suivi les traces de Mesrine, mais aujourd’hui, la négativité absolue s’offrant aux rebelles, c’est le fondamentalisme des tak-taks [2], avec leur spiritualité desséchée, amère, vengeresse qui prévaut. On nous dit maintenant que ces paumés sont des monstres, que rien ne peut expliquer leurs actes hormis l’influence d’une idéologie barbare, étrangère. Essayer de les comprendre serait déjà justifier leur crime. Déceler la part de révolte millénariste dans leur équipée sanglante, ce serait faire leur apologie. Pourtant, à l’inverse, se dédouaner en les déshumanisant, c’est porter l’aveuglement au rang d’un autre fanatisme : celui des beaufs au garde-à-vous. En ce vacillant début d’année, la folie meurtrière n’a pourtant pas fait dix-sept, mais bien vingt victimes.
Un groupe d’anciens pensionnaires du foyer corrézien où ont grandi les frères Kouachi a rédigé une lettre ouverte le dimanche 11 janvier : « Nous condamnons les actes d’hommes que nous ne reconnaissons pas, que nous ne soutenons pas. Nous savons qui ils ont été, et nous pensons savoir, dans ce groupe, ce qui les a menés à ce qu’ils ont fait. Ils ont été nos amis, nos ex, nos confidents, nos camarades de chambre, nos rivaux, nous les avons aimés et haïs parfois. Ce sont des enfants perdus, des FRANÇAIS, enfants de la France, orphelins ! Nourris par la France, nourris par l’amour de cette terre, nourris par la haine de fous ! Nourris par ceux qui ont su leur faire croire que leur salut était la folie d’un Dieu qui n’en est pas. Parlons de ce qu’ils ont fait, parlons de ce qu’ils étaient, de ce qu’ils sont devenus et pourquoi ils le sont devenus. Plus encore, battons-nous ! Combattons ensemble la cause et non les effets, mobilisons-nous ! Parlons-nous ! Retrouvons-nous. »
Notes
[1] Louis Caprioli, ancien sous-directeur de la lutte contre le terrorisme à la DST, balance sur France 5 à C dans l’air, le 8 octobre 2012, que « des Français vont en Tunisie s’entraîner dans des camps djihadistes financés par le Qatar ». Le même jour, Yves Bonnet, ancien directeur de la DST, déclare à La Dépêche du Midi : « On n’ose pas parler de l’Arabie saoudite et du Qatar, mais il faudrait peut-être aussi que ces braves gens cessent d’alimenter de leurs fonds un certain nombre d’actions préoccupantes. »
[2] Tak-tak : diminutif pour takfir, partisan du Takfir wal Hijra, « anathème et exil », mouvement fondamentaliste prônant le retour à un supposé Islam originel et dérivant en groupes armés qui considèrent les autres musulmans comme des mécréants.
Source : Tlaxcala, 15 mars 2015