Par Rosa Llorens
Parmi les choses qui devraient changer maintenant (et sans évoquer les problèmes directement politiques ou économiques, trop sensibles), on pourrait citer le fonctionnement de la Justice et l’accélération de certaines affaires (à moins que le nouveau pouvoir ne se sente solidaire de l’ancien), la situation de monopole dans les medias (mais les journalistes sont les gardiens nécessaires de l’ordre économique), ou les rapports entre politique et Histoire, c’est-à-dire les lois mémorielles (même si, comme le nom l’indique, c’est la gauche qui a fait voter la Loi Gayssot!)
Le film de Béatrice Pignède, Main basse sur la mémoire : les pièges de la Loi Gayssot, sorti cette année, nous invite à la réflexion ; à travers les interviews d’intellectuels (Noam Chomsky), juristes (Anne-Marie Le Pourhiet), historiens (Pierre Nora), universitaires (Jean Bricmont)…, elle montre la gravité des implications de cette loi.
Elle rappelle d’abord le contexte du vote : depuis 1983, le PC comme le PS ont abandonné tout projet de rupture avec le capitalisme ; il faut donc trouver un nouveau marqueur de gauche : ce sera la lutte contre les discriminations (sexuelles notamment) et l’anti-racisme
volontiers réduit à la pénalisation de l’anti-sémitisme. Aussi, alors qu’en 1983 un tribunal avait décidé que la valeur des conclusions de Robert Faurisson (niant les chambres à gaz) relevait « de la seule appréciation des experts, des historiens et du public », en mai 1990, en pleine médiatisation de l’affaire de Carpentras, la loi Gayssot, pénalisant la négation du génocide juif, passe dans l’émotion générale (conformément déjà à l’adage sarkozyen : « Légiférons d’abord, on réfléchira après. »).Pourtant, selon Robert Badinter, si on l’avait soumise au Conseil Constitutionnel, elle aurait eu peu de chances d’être validée.
Mais on n’a pas pu empêcher les intellectuels états-uniens de réfléchir : Noam Chomsky a appelé au respect de la liberté d’expression, et Norman Finkelstein remarque : « Une telle loi serait inconcevable aux Etats-Unis : chacun doit pouvoir décider de ce qui est vrai ou non. Il se passe des choses curieuses en France ; mais que penser d’un pays qui croit que Bernard-Henri Lévy est un philosophe ? ». Les socialistes, convertis pourtant au libéralisme, oubliaient
que la liberté d’expression est la base d’une démocratie libérale. Ils confirmaient ainsi l’analyse de Tocqueville, qui louait déjà les Américains de leur respect intégral de la liberté d’expression (ou elle est totale ou elle n’existe pas), au moment où, en France, la Monarchie de Juillet s’ingéniait à inventer des artifices légaux pour rogner cette liberté.
Mais pourquoi se voiler la face ? derrière cette loi, il y avait la volonté de légitimer Israël et de lui apporter son soutien, soutien autant économique qu’idéologique. Norman Finkelstein, fils de déportés juifs, a en effet étudié L’Industrie de l’Holocauste (ouvrage paru en 2000) et il précise que ce sont des dizaines de milliards de dollars qui sont en jeu. Mais l’aspect idéologique est encore plus grave. Pour l’historienne Annie Lacroix-Riz, 1967 (la Guerre des 6 jours) a marqué un tournant : l’interdépendance entre les Etats-Unis et Israël, leur tête de pont au Proche et Moyen-Orient, s’est resserrée ; en conséquence, on a assisté en France à une véritable conversion historique, une réinterprétation des événements de la IIème Guerre Mondiale sous l’angle unique du sort du peuple juif ; et alors que Pétain avait été jugé pour collaboration avec le régime nazi, il ne sera plus question que de ses responsabilités dans la déportation des Juifs. Cette focalisation de l’Histoire sur la Shoah a pour but de mettre Israël au-dessus de toute critique : un peuple qui a tant souffert doit avoir un statut particulier. C’est ainsi que l’Holocauste sert à justifier toutes les agressions et guerres lancées au nom de la sécurité d’Israël (et de celle qu’on prépare contre l’Iran). Il est à la base du système de communication (ou de propagande) de l’Empire américain, les medias préparant le terrain
idéologique (comme on l’a vu en Libye) pour les opérations militaires. L’Holocauste sert donc d’alibi à une propagande et une économie de guerre, caractéristiques de ces régimes fascistes qu’on prétendait dénoncer ! Et la gauche bien-pensante pousse à la roue en réclamant une attitude plus ferme à l’égard des pays ainsi diabolisés ! (dans les années 1990, on a ainsi pu voir Ariane Mnouchkine, directrice du Théâtre du Soleil, faire la grève de la faim pour obtenir le bombardement de Belgrade).
La Loi Gayssot a donc permis la mise en place d’une véritable police de la pensée, (dont les grands inquisiteurs sont les medias « de gauche », tel Charlie Hebdo), toujours exercée contre des intellectuels marginaux, désignés comme boucs émissaires (tel Thierry Meyssan), jamais contre des membres de l’establishment. Aujourd’hui, tout dissident est assimilé à l’extrême-droite, toute critique contre le régime taxée de conspirationnisme. L’esprit critique est d’ailleurs étouffé à la source, c’est-à-dire à l’école, où on préfère parler de la Shoah que de la Révolution française, fomentant ainsi, selon l’expression de J.-C. Michéa, un enseignement de l’ignorance et mettant en place une « Histoire officielle » (titre d’un film de Luis Puenzo, de 1985, sur le travestissement de l’Histoire par la dictature militaire argentine). Or, si tout Etat, dans ses récits et sa rhétorique, fabrique des mythes qui cimentent l’unité nationale (tel le mythe gaullien d’une France unie derrière la Résistance, mythe démoli par Chirac faisant, au nom de la France, des excuses pour les déportations), ces mythes n’avaient jamais été gravés, comme on dit aujourd’hui, dans le marbre de la loi : « Le Parlement n’a pas à dire l’Histoire », tranche Badinter.
Mais la Loi Gayssot, néfaste par elle-même, est en outre une boîte de Pandore : pourquoi interdire de nier l’Holocauste, et pas l’esclavage, ou le génocide des Indiens d’Amérique ? Dès le lendemain de la victoire socialiste au Sénat, F. Hollande annonçait qu’il ferait voter une loi sur le génocide arménien, et Sarkozy prenait les devants, provoquant la colère de la Turquie : Erdogan rappela alors que la France avait massacré 15% de la population algérienne. La Loi
Gayssot devient ainsi une arme que les Etats se jettent à la figure au moindre problème diplomatique.
Plus profondément, la concurrence des lobbies mémoriels aboutit à une fragmentation de la mémoire et une poussée de communautarisme : nous sortons du modèle républicain et des valeurs des Lumières dont il se réclame ; selon Alain Benajam (cofondateur du réseau Voltaire), c’est les identités communautaires à l’anglo-saxonne contre la citoyenneté à la française (moins jacobin, Jacob Cohen oppose à cet identitarisme agressif le communautarisme de résistance chez les peuples arabes longtemps humiliés).
Le problème de l’oubli et de la mémoire se trouve aussi posé sur un plan philosophique : d’un côté, selon P. Ricoeur, « l’oubli pacifiant » est indispensable à la santé mentale des individus comme des pays ; mais, d’ un autre côté, nous sommes dans une civilisation technique du tout jetable, donc de l’oubli systématique : l’obsession mémorielle est alors une forme de déni, ou un exorcisme par lequel nous nous inventons une tradition. Mais, comme le sens de l’Histoire est perdu, cette tradition ne repose sur aucune vision politique, mais seulement (selon l’expression d’A.-M. Pourhiet), sur un sentimentalisme « bisounours ».
En dernière analyse, le déchaînement mémoriel traduit une angoisse, celle de la perte de toute transcendance ; mais, contrairement aux prévisions simplistes des Lumières, l’absence de Dieu n’est pas le triomphe de la rationalité : au contraire, elle a suscité l’apparition de religions horizontales, on a sacralisé la nation, l’Etat ou le peuple juif et la Shoah. Mais ce dernier culte entraîne une évolution délétère : nous ne vénérons plus que des victimes, nous sommes devenus, incapables de concevoir des héros positifs, qui agissent, au nom de valeurs positives. Au contraire, selon P. Ricoeur, il faudrait assumer l’Histoire et revivifier les traditions en les réorientant vers un projet collectif. Rompre avec la culture du ressentiment est donc la condition fondamentale pour construire l’avenir.
On peut donc dire, en conclusion de toutes ces réflexions, que, paradoxalement, la Loi Gayssot a contribué à installer le climat de malaise et de perte de repères qui favorise le vote Front National – raison de plus pour réexaminer maintenant sa pertinence.
Rosa Llorens est normalienne, agrégée de lettres classiques et professeur de lettres en classe préparatoire. Elle a la double nationalité française et espagnole.
Source: Alterinfo, mai 2012.