Par Mohamed Tahar Bensaada
La participation est au coeur de l’organisation communautaire. Elle acquiert une importance d’autant plus cruciale qu’elle est présentée souvent comme une alternative à la crise de la démocratie représentative dans les pays capitalistes développés. Pourtant, cette participation ne manque pas d’être parfois décriée comme une un leurre ou comme une façon d’entraîner les populations dans une sorte de co-gestion du capitalisme qui ne permet pas de s’émanciper des catégories imposées par ce dernier. En tout état de cause, la question mérité une discussion approfondie et argumentée. Dans ce cadre, et pour mieux évaluer la nature de la participation et de l’empowerment dans la dynamique du développement communautaire, nous essaierons de partir de quatre questions essentielles que nous pouvons poser sous forme de dilemmes :
- L’organisation communautaire a-t-elle une visée émancipatrice ou bien économique ?
- L’organisation communautaire constitue-t-elle plus de pouvoir pour les communautés ou plus de pouvoir pour une nouvelle élite ?
- L’organisation communautaire permet-elle un meilleur changement social ou au contraire consacre-t-elle l’abdication devant l’impossibilité d’un changement social radical ?
- L’organisation communautaire permet-elle un approfondissement de la démocratie ou s’agit-il seulement d’une reconnaissance des limites de la démocratie représentative ?
- 1er dilemme : L’organisation communautaire a-t-elle une visée émancipatrice ou plutôt économique ?
On doit toujours être conscient de l’ambiguïté, l’organisation communautaire peut avoir dès le départ un caractère ambigü, voire contradictoire. Pourquoi cette ambiguïté ? L’organisation ne cherche pas seulement à résoudre les problèmes sociaux, mais dans le cadre du processus des résolutions des problèmes sociaux, elle cherche déjà à établir graduellement de nouveaux mécanismes de socialisation alternatifs. L’organisation communautaire cherche à développer une conscience et des capacités en vue d’un changement social, autrement dit, quand elle mobilise des acteurs sociaux, l’organisation communautaire cherche la mise en oeuvre d’un nouveau mode d’organisation sociale.
Quand on parle de dimension émancipatrice, on parle de «nouveaux modèles de vie», rechercher via la conscientisation et la mobilisation des gens la mise en place de nouvelles logiques sociales. Cependant, toute expérience sociale collective ne va pas répondre nécessairement à cette logique de changement social. Les acteurs sociaux peuvent être encouragés dans leurs démarches par une prise de conscience systémique d’un décalage entre l’offre sociale et la demande sociale. Tant que les services sociaux pouvaient répondre à l’offre sociale dans la période de prospérité capitaliste, l’équilibre était maintenu et le travail social traditionnel basé sur le case work (TSI) mais quand l’offre n’est plus suffisante, il y a forcément un déséquilibre (décalage) entre l’offre sociale et la demande sociale.
Le travail social traditionnel n’arrive plus à répondre à toutes les demandes dans les anciennes formes. En temps de crise économique, nous assistons à un déficit des ressources publiques d’où l’intérêt suspect des pouvoirs publics pour la participation citoyenne. Exemple : dans une commune, on constate qu’ il y a un manque de crèches, les autorités communales font appel à la mobilisation des acteurs sociaux pour pallier à ce manque par le travail bénévole. La participation citoyenne est encouragée non pas pour changer le système social mais seulement pour boucher les trous du système. Les pouvoirs publics sont contents de ne pas devoir s’en charger car pour eux c’est un gain d’agent, etc…
Le problème de l’ambiguïté de l’organisation communautaire se trouve là, car l’Etat peut se frotter les mains, les communes sont contentes car elles ne doivent plus prendre directement en charge les problèmes collectifs des citoyens. Conclusion : toute démarche collective et communautaire n’est pas toujours porteuse de changement social. Au contraire, il se peut qu’elle arrange le pouvoir en place. Le changement social est un choix conscient de la part des acteurs sociaux qui cherchent à inscrire leur mobilisation collective et communautaire dans une démarche globale visant à sortir graduellement du système des valeurs marchandes dominantes.
2ème dilemme : L’organisation communautaire constitue-t-elle plus de pouvoir pour les communautés ou plus de pouvoir pour une nouvelle élit
Un des principes phares de l’organisation communautaire via la participation des populations concernées est de chercher à faire acquérir du pouvoir à ces populations, les ressources (Avoir, savoir, pouvoir) doivent être partagées équitablement. Le fait d’être conscient de ces ambiguïtés nous rend autocritiques et conscients de nos limites au travail. L’organisation communautaire va toujours mettre en mouvement des forces sociales qui au départ ne sont pas forcément au même niveau en termes de conscience et de compétences. Mais il arrive malheureusement que dans le cadre de ces expériences, certains individus profitent pour détourner l’énergie et le travail des gens vers leurs propres intérêts personnels en vue d’acquérir et/ou de renforcer leur pouvoir personnel.
Dans cette mobilisation qui au départ devait lui être bénéfique en termes d’empowerment et d’acquisition de pouvoir comme le théorisait Saul Alinsky, la population est finalement dessaisie de ce pouvoir, elle n’a pas été assez vigilante pour garder le contrôle sur sa propre action. L’accaparement du pouvoir par une nouvelle élite commence très tôt par des choses simples. Exemple : l’information ne circule plus parmi tous les acteurs concernés, une division du travail malsaine s’installe entre les membres (il y a ceux qui décident, qui prennent toujours la parole, qui négocient avec les pouvoirs publics et il y a les autres…)
3ème dilemme : L’organisation communautaire permet-elle un meilleur changement social ou au contraire consacre-t-elle l’abdication devant l’impossibilité d’un changement social ?
L’organisation communautaire se distingue du travail social traditionnel par le fait que dans l’action sociale, en vue de résoudre les problèmes collectifs, il cherche en même temps à l’inscrire dans une perspective de changement social, c’est-à-dire que dans la mobilisation des acteurs sociaux, en vue de résoudre les problèmes collectifs, l’organisation communautaire cherche à mettre en oeuvre de nouveaux modes d’existence, de nouvelles solidarités, de nouveaux mécanismes de construction de lien social.
Ex : Dans notre société, les mécanismes de socialisation sont fondés sur les principes de compétition et d’échange marchand. Dans les expériences communautaires, on cherche à sortir graduellement de ces mécanismes et on essaie d’instaurer de nouveaux mécanismes fondés sur de nouvelles valeurs comme la solidarité, le partage et l’échange non marchand.
Dans le changement social à petite échelle (ici et maintenant) visé par l’organisation communautaire la question qui se pose est la suivante : est-ce une façon de mieux arriver à un changement social ou est-ce tout simplement un aveu que les acteurs sociaux ne croient plus en un changement social radical et global ? Deux réponses peuvent être avancées. 1) Le fait que l’organisation communautaire va se concentrer sur le changement social à l’échelle locale constitue de fait une reconnaissance implicite de l’échec des expériences révolutionnaires à vaste échelle tentées par le passé et une tentative de rechercher de nouvelles voies pour sortir du système 2) Le fait que l’organisation communautaire insiste sur le changement social à petite échelle constitue un aveu que le changement global est tout simplement une utopie qui ne devrait plus être recherchée ou pire une voie condamnée à une dégénérescence bureaucratique, voire totalitaire (comme ce fut le cas dans le cadre de l’expérience soviétique)
Dans la réalité sociale, nous pouvons rencontrer les deux cas de figure :
1) – Les acteurs sociaux engagés dans des expériences à petite échelle croient au changement global mais ils pensent que le changement global viendra de la convergence, de la synthèse et de la trans-croissance des changements locaux. Les acteurs locaux recherchent ici à fédérer leurs expériences sans recourir à un système d’organisation centralisé dans lequel les acteurs sociaux peuvent perdre le contrôle sur leur action.
2)- Les acteurs sociaux engagés dans des expériences à petite échelle ne pensent pas au changement global . Ils ne se soucient pas des autres échelles et pensent que le mouvement à grande échelle est utopique ou pire dangereux comme l’attestent les expériences révolutionnaires passées. Les déceptions provoquées par les expériences passées (comme l’expérience stalinienne) ont conduit de nombreux acteurs sociaux à se contenter de l’échelle locale en laissant aux oligarchies le soin de contrôler les politiques macroéconomiques qui déterminent pour une grande part le destin de nos sociétés.
4ème dilemme : L’organisation communautaire permet-elle un approfondissement de la démocratie ou s’agit-il d’une reconnaissance des limites de la démocratie représentative ?
Pour les promoteurs de l’organisation communautaire, les problèmes sociaux qui sont à la base du travail social, ne sont pas de simples déficits sociaux, mais sont essentiellement l’expression d’une redistribution inégale des ressources sociales. En d’autres termes, les problèmes sociaux sont eux-mêmes l’expression d’un système social inégal. A cet égard, l’orientation des investissements publics et privés via la politique fiscale de l’Etat, la redistribution sociale de l’impôt relèvent d’un choix politique qui, à son tour, nous renseigne sur le poids des classes possédantes dans le système politique.
Les acteurs sociaux engagés dans des actions collectives et communautaires luttent pour une meilleure distribution des ressources sociales, plus équitable à tous les niveaux : Avoir, savoir, pouvoir.
Ceci dit, il y a toujours une ambiguïté à ce niveau et nous nous retrouvons devant un dilemme.
- Soit l’organisation communautaire fait partie des efforts de la société qui part du local pour aller plus loin et approfondir la démocratie en mettant l’accent sur la démocratie participative.
- Soit l’organisation communautaire insiste sur la démocratie participative à l’échelle locale parce qu »elle ne croit plus possible une véritable participation à la prise de décision à une échelle plus grande. En d’autres termes, l’organisation communautaire abdiquerait ici devant les politiques qui sont en train de nous dire : «Vous ne jouez pas dans la même catégorie politique que nous»
Tout dépend ici de la conscience politique des acteurs sociaux. Certains s’enfermeront dans leurs initiatives locales en laissant la gestion des affaires publiques plus larges (échelle nationale et européenne) aux politiciens professionnels. D’autres chercheront à garder un oeil sur la politique à l’échelle nationale et européenne (voire mondiale) tout en développant des initiatives locales en vue de résoudre les problèmes urgents des gens et en essayant de construire à la base un rapport de forces favorables à un changement social plus global.
Aujourd’hui, la participation en général, et la participation dans le cadre du développement communautaire en particulier, constituent un objet qui intéresse de plus en plus les sciences sociales. En effet, le concept de participation est au cœur du renouvellement des pratiques de la démocratie. Ce renouvellement répond d’un côté à l’idéal de l’approfondissement de la démocratie et d’un autre côté au souci des pouvoirs publics d’assurer une meilleure efficacité à leurs politiques sociales dans un contexte marqué notamment par la contraction de l’offre sociale.
Partie de l’opposition tocquevilienne entre la légitimité républicaine du suffrage universel et la légitimité participative des associations, Maryse Bresson a essayé de montrer comment la participation se trouve au cœur de l’idéal démocratique dans la mesure où la démocratie représentative ne peut suffire à réaliser pleinement la participation des citoyens à la gestion des affaires publiques surtout dans le cadre de grands Etats-nations devenus eux-mêmes dépendants d’entités supranationales puissantes comme l’Union européenne sans parler des conséquences de la mondialisation et du rôle croissant des grandes sociétés multinationales. (1)
Dans l’histoire européenne contemporaine, c’est cet éloignement par rapport à l’idéal démocratique qui explique l développement des idées de gauche visant à compléter la démocratique politique par une « démocratie sociale ». La difficulté ressentie par les citoyens à réaliser un contrôle efficace sur les institutions politiques nationales va de son côté donner un nouvel élan aux mouvements qui revendiquent une plus grande démocratie locale permettant ainsi la participation des associations censées être plus représentatives de la dynamique de la société civile. C’est dans ce cadre que s’inscrit le mouvement des luttes sociales et urbaines des années 60 et 70 qui va marquer les réflexions sur la participation communautaire.
L’étude des différents modèles d’organisation communautaire (voir le chapitre consacré à ce sujet) a permis de montrer que les auteurs qui se sont penchés sur la question ont toujours mis en exergue ce paramètre de la participation communautaire. En insistant sur la provenance de l’impulsion de l’expérience, Maryse Bresson a essayé de montrer comment certaines formes de participation encouragées par les pouvoirs publics reviennent en fait de compte à instrumentaliser cette participation et ne permettent pas de rompre avec les défauts de la démocratie représentative. Seule la participation comme action collective permet d’atteindre une autonomie relative même si dans le cadre des régimes démocratiques cette participation sera toujours politiquement limitée et ne pourra jamais envisager un changement radical.
Ce défaut a été également relevé par Pierre Fournier et Louise Potvin qui ont distingué deux modèles extrêmes de participation communautaire. Le premier modèle que nous constatons dans les pays démocratiques développés où la participation ne vise pas à remettre en question la nature du pouvoir et où il s’agit seulement d’assurer aux mécanismes démocratiques une assise locale plus grande. Le second modèle plus présent dans les pays non démocratiques du sud où la participation communautaire vise souvent une nouvelle distribution du pouvoir via la démocratisation des instituions (2) Au-delà de la dimension politique, les auteurs mettent en exergue une autre dimension plus instrumentale dans le cadre de la participation. Cette dernière peut être recherchée par les pouvoirs publics dans le but de rendre la politique sociale plus efficace en termes de coût économique. La dimension instrumentale ou « utilitariste » n’est pas la seule en cause quand il s’agit d’analyser de manière critique le concept de participation. Cette dernière peut constituer aussi le lieu où de nouveaux pouvoirs sont fabriqués par des catégories sociales culturellement favorisées au détriment des catégories populaires les plus fragilisées comme le montre le sociologue Loïc Blondiaux (3)
Quand on aborde la question du rôle de l’organisation communautaire dans la promotion de la démocratie participative, on pense généralement aux différentes expériences de développement local. Il convient là également de se pencher de manière critique sur ces expériences. En effet, les expériences de développement local telles qu’elles ont été encouragées ces dernières années par les pouvoirs publics peuvent cacher un autre phénomène social qui a été pointé du doigt par de nombreux acteurs associatifs. Il s’agit de la tentative de diluer la question sociale dans le local. De quoi il s’agit ? Au lieu de reconnaître et de traiter les différentes problématiques d’exclusion, et d’inégalités sociales dans le cadre d’une politique sociale qui s’adresse à l’ensemble de la société en vue de transformer les rapports sociaux, le pouvoir invite les partenaires sociaux à se concentrer sur le niveau local alors qu’il sait bien que ce n’est pas à ce niveau que sont prises les grandes décisions qui conditionnent les politiques sociales. La territorialisation du social revient en fin de compte à déplacer les problèmes sociaux sans les régler. Par ailleurs cette territorialisation va permettre à l’Etat de prendre le contrôle de nombreuses associations locales qui activent dans le domaine de l’insertion socioprofessionnelle (4)
(1) Maryse Bresson : « La participation : un concept constamment réinventé. » , Socio-logos. Revue de l’association française de sociologie 9 | 2014,
(2) Pierre Fournier, Louise Potvin : Participation communautaire et programmes de santé : les fondements du dogme, Sciences sociales et santé, juin 1995
(3) Loïc Blondiaux : Démocratie participative, sous conditions et malgré tout, Mouvements, 2007/2 n° 50
(4) Mejed Hamzaoui, Pierre Artois et Laetitia Mélon : La territorialisation du social à l’épreuve des associations parapubliques, Nouvelles pratiques sociales, Volume 26, numéro 1, automne 2013.
*Mohamed Tahar Bensaada, philosophe et politiste, a enseigné durant près de 25 ans la philosophie et l’éthique du travail social au Département social de la Haute Ecole Ilya Prigogine de Bruxelles.
Pour contacter l’auteur : mtbensaada@hotmail.com