Par Geneviève Pruvost

Féminisme de la subsistance et écoféminisme vernaculaire

Afin de mettre en évidence la conceptualisation qu’une partie des théoriciennes écoféministes proposent en matière de travail en régime capitaliste, qu’il soit salarié, agricole et domestique, on a qualifié de féminisme de la subsistance tout un groupe de théoriciennes comme Françoise d’Eaubonne, Maria Mies, Silvia Federici, Vandana Shiva et Starhawk, qui ont en commun de mettre en lien féminisme, activisme et mise en pratique d’alternatives écologiques qui relèvent d’une forme d’écoféminisme vernaculaire. Cette approche matérialiste, mais aussi spirituelle de l’écoféminisme s’appuie sur des recherches anthropologiques et historiques qui distinguent le travail vivrier d’autoproduction par les deux sexes et le travail domestique féminin de préparation de produits industrialisés en termes économique et politique. Les destructions environnementales de l’industrialisation de la sphère des besoins sont corrélées à la mise à mort des dernières sociétés paysannes du sud et la division internationale inéquitable du labeur de production des ressources vitales dont les femmes sont les premières victimes.

Nature, femme. Mots impies, selon la formule de Joan Scott [1990]. Le féminisme matérialiste français s’est fondé contre le féminisme différentialiste, instituant une dichotomie entre l’affirmation d’une nécessaire dénaturalisation des rôles de sexes et un éloge de la féminitude, taxé d’essentialiste, occultant, dans cette opposition binaire, tout un pan de l’histoire féministe matérialiste qui s’est perpétuée aux États-Unis, en Allemagne, en Italie, en Australie et en Inde et semble avoir été perdu en France, du moins sur la scène académique et publique. Est-ce le cas du côté des « féministes ordinaires », qui, par définition, traduisent leur engagement dans leur pratique quotidienne plutôt que dans des prises de position publiques [Achin et Naudier, 2010] ? À l’occasion d’une enquête de huit ans sur les alternatives écologiques en zone rurale, j’ai de fait été amenée à rencontrer dans différentes régions de France des femmes guérisseuses, agricultrices bio, écoconstructrices, accoucheuses, cueilleuses de plantes médicinales, éleveuses de brebis, tisserandes, plasticiennes, danseuses, habitantes de squats ruraux, nomades, boulangères, énergéticiennes, de 20 à 75 ans, cumulant souvent plusieurs métiers, vivant en général à la campagne, pour qui la reconnexion avec l’environnement naturel est vécue sous la forme d’une force émancipatrice. On ne peut pas être plus loin de l’un des enseignements les plus communément admis du féminisme universaliste, à savoir que c’est l’assignation des femmes du côté de la nature qui a conduit à leur aliénation.

L’enjeu ici n’est pas de présenter une sociodémographie qui cernerait les contours de ce féminisme sur lequel des recherches sont en cours et d’autres à initier, mais de renverser la perspective analytique : en quoi les faits et gestes que ces femmes opposent quotidiennement au système de marchandisation du monde et de destruction de la biodiversité obligent à repenser le primat féministe de l’accès égalitaire au travail rémunéré et aux lieux de pouvoir ? Y a-t-il des théories féministes qui prennent en charge ce type d’expérience ? En regardant les textes d’histoire et de sociologie féministes qui accordent la part belle à l’agriculture, à l’artisanat et à l’autoproduction à domicile, s’est dessiné un corpus d’ouvrages, principalement écrits dans les années 1970 et au début des années 1980, qui a pour point commun de critiquer l’évidence de l’émancipation par le travail salarié en régime capitaliste, opérant un déplacement important par rapport au reste du Mouvement de libération des femmes, en se centrant sur l’autonomie et la finalité du travail (rémunéré ou domestique). Les femmes contrôlent-elles la matière première, les outils, le temps d’exécution, la valeur symbolique et la destination de leur travail ? S’il s’agit bien pour les féministes de la subsistance de défendre un principe d’égalité entre les sexes, cet horizon n’est en effet pas considéré comme suffisant, avec une réflexion généalogique historique sur la modernité. L’industrialisation a-t-elle été un gain pour les femmes ?

Ce type de questionnement relève d’un courant que j’ai choisi de qualifier de « féminisme de la subsistance » en ce que la subsistance (l’autoproduction de besoins élémentaires) et la durabilité (en termes de viabilité économique et écologique) doivent être intégrées comme critères d’une action féministe. Pour partie d’inspiration marxiste [1], le féminisme de la subsistance agrège des théoriciennes qui se revendiquent écoféministe comme l’écrivaine française, Françoise d’Eaubonne, la sociologue allemande Maria Mies, la physicienne activiste indienne Vandana Shiva, l’écrivaine étatsunienne néo-païenne Starhawk et d’autres qui ne se revendiquent pas de l’écoféminisme, comme la politiste italo-étatsunienne, Silvia Federici ou des historiennes du travail des femmes, principalement anglophones. Plutôt que de présenter ici l’éventail de leurs positionnements distincts, on s’intéressera à la transversalité de leur argumentation, en matière de conceptualisation du travail domestique et du travail de subsistance, d’interprétation genrée des conditions d’émergence historique du capitalisme et de conception du changement social.

Le terreau des écoféministes vernaculaires

Avant de décliner les théories et principes que partagent les féministes de subsistance, il importe de rappeler que leur travail d’intellectuelles puisent dans des pratiques qui visent à changer l’ensemble du mode de vie qui ont été directement expérimentées : dans les années 1970, Françoise d’Eaubonne a activement participé à la lutte antinucléaire et défend le modèle anarchiste de la vie en petite communauté ; Silvia Federici et Mariarosa Dalla Costa ont vécu à la même période dans un collectif ambulant de conscientisation féministe [Toupin, 2014] ; Vandana Shiva a créé en 1991 en Inde l’association Navdanya, qui est un lieu de vie, de formation agricole, de conservation de semences, de protection des droits des fermiers ; Starhawk est formatrice en permaculture (contraction de « permanent agriculture »), soit un mode d’action systémique qui permet de créer des lieux de vie autonomes et durables ; Maria Mies fait de sa traversée des mondes paysans allemands et indiens, ainsi que des alternatives écologistes, des expériences fondatrices.

C’est la raison pour laquelle il importe ici de repartir de l’enquête sociologique à la source de la découverte de ce corpus de textes. C’est en menant des entretiens et en ethnographiant la conversion au mode de vie écologique en zone rurale qu’ont émergé des discours sur la force du principe féminin, qui au fil des ans ont fait somme, interrogeant l’alignement sur des normes masculines sur lesquelles j’avais jusqu’ici travaillé – à partir de l’accès des femmes aux métiers d’hommes. La moitié des femmes rencontrées [2] dans une nébuleuse écologiste rurale (en marge du parti des Verts, des grandes associations et administrations du développement durable) se reconnaissent dans l’équation suivante : « Je suis femme, je n’ai pas perdu le lien avec la nature, il y a de la puissance en moi. » Très rares sont celles qui s’autodésignent comme féministes, en dehors de quelques-unes, qui ont milité dans des groupes anarchistes. Comment expliquer cette mise à distance ? Les entretiens biographiques convergent : le féminisme est compris comme un mouvement normatif qui prône le travail à plein temps, rémunéré, en dehors de chez soi, avec délégation du soin des proches à des services, sans soutien pour les femmes qui font d’autres choix de vie.

Pour autant, ces femmes ne s’affilient pas à « l’éternel féminin » traditionnaliste et explorent une gamme étendue de rôles de sexe. Ces femmes autofabriquent leur maison, se livrent à de longues marches solitaires, diurnes et nocturnes, dans la forêt, font du stop sur les routes par tous les temps, en routarde ; elles défrichent des champs à la pioche ; elles sont parfois celles qui mènent l’activité la plus rémunératrice de leur couple ; elles savent conduire un tracteur, manier la bétonnière ; elles hébergent des inconnu·e·s sous leur toit et n’ont pas toutes des enfants. Une partie d’entre elles a vécu en communauté, dans des collectifs – parfois dans des squats –, a participé à des luttes écologistes ou à des festivals, tandis que d’autres ont toujours vécu en couple, mais avec des divorces et des séparations. Une telle liberté de mouvement, combinée à une grande polyvalence manuelle, ébranle d’un coup les stéréotypes sur le maternalisme supposé de « bonnes femmes » écolos, allaitantes, confinées dans leur foyer à rincer des couches lavables à la main, qui ne s’intéresseraient qu’à répandre le bien-être dans la chaleur de leur foyer [Badinter, 2010].

Les féministes militantes qui œuvrent sur le terrain des inégalités, du sexisme et des violences, et plus généralement, les femmes qui ont opté pour la voie de l’ascension professionnelle ignorent les contraintes propres à cette population rurale. Ainsi quand ces femmes écolos se trouvent en proie à de véritables « chasses aux sorcières » selon leurs termes (en étant pourchassées par des ex-conjoints qui obtiennent la garde des enfants, par des voisin·e·s malveillant·e·s ou par la Mivilude [3]), c’est vers d’autres groupes de soutien qu’elles se tournent pour avoir le droit de vivre autrement dans leur environnement immédiat. Elles entretiennent de forts liens autochtones, avec les ancien·ne·s du village, en participant à des actions associatives avec des proches (conjoint·e·s, cohabitant·e·s, groupe d’entraide sur une vingtaine de km2) qui partagent pleinement leur mode de vie et soutiennent une pratique écologique en particulier (l’agriculture bio, la construction en terre crue, la naissance alternative, l’habitat léger, une pratique artisanale et artistique) avec des temps de participation à des luttes [Pruvost, 2015]). Certaines d’entre elles disposent enfin d’un cercle – sororal – de femmes et n’hésitent pas à participer à des rencontres improvisées, réservées aux femmes dans des festivals.

Comment qualifier ces femmes qui se présenteraient davantage comme praticiennes de l’écologie que comme féministes ? Il m’a fallu cinq ans d’enquête du nord au sud de la France pour que ces diverses rencontres se nouent en une mouvance que je qualifierai d’« écoféminisme vernaculaire ». « Vernaculaire », pour ne pas reprendre ici le terme de féminisme « indigène » qui renvoie aux peuples colonisés par les Européens, mais pour signifier cependant qu’il existe en Europe des personnes qui revendiquent une autochtonie (native et non nécessairement native de la région) qui consiste à tisser des liens et œuvrer avec les personnes, les ressources et l’histoire propre d’un même territoire quotidiennement habité [4]. « Écoféministe », en ce qu’il renvoie à l’intersection de la lutte écologiste et de celle pour la reconnaissance des femmes dans cette lutte, à gauche de l’échiquier politique, dans une perspective non homophobe et non raciste. Cette mouvance ne forme pourtant pas un mouvement coordonné avec des plumes attitrées, sinon des femmes, qui écrivent en leur nom et/ou au nom d’une cause commune comme Sylvie Barbe [2013] dans son ouvrage Vivre en yourte, tout à la fois autobiographique et politique, sur son expérience de femme et sa lutte pour l’habitat léger dans le cadre d’une cause commune, comme la naissance alternative [Pruvost, 2017].

Comment expliquer cette absence de structuration en un mouvement ? Mon hypothèse est qu’en France, cette invisibilisation ne touche pas seulement les écoféministes vernaculaires mais aussi les théoriciennes et militantes écoféministes qui n’ont pu étendre leur renommée, en raison d’une double conjonction spécifique à la France, à partir des années 1980 et 1990 : après l’effervescence des années 1970, le mouvement écologiste français ne dispose ni de programme universitaire d’humanités environnementales dans le paysage académique, ni de mouvement New Age aussi structuré qu’en Allemagne et aux États-Unis pour assurer une continuité avec le mouvement hippie. À ces obstacles s’ajoute un antiféminisme qui a conduit le mouvement féministe, pour avoir droit de cité dans le champ tant politique qu’universitaire, universaliste républicain, à marginaliser en son sein des expressions féministes suspectées d’essentialisme. Ainsi, alors même que l’écoféminisme états-unien, allemand, italien, australien dispose de « classiques » toujours publiés, de chaires universitaires, de congrès, d’une variété de labellisation (du féminisme spirituel, païen, au féminisme écosocialiste), les études de genre en France et les maisons d’édition ont ignoré jusqu’à une date récente l’écoféminisme [Larrère, 2012 ; Hache, 2016]. Il n’est donc pas étonnant que les écoféministes vernaculaires se disent plus familières d’ouvrages sur la reconnaissance des plantes, la sagesse amérindienne, bouddhiste, celte, hindoue que de textes écoféministes, écoqueers, anarchaféministes qui étaient, jusqu’à il y a peu, difficiles d’accès.

Même si, en France, les relais nécessaires à la diffusion du mouvement écoféministe ont été déficitaires pendant une trentaine d’années, force est de constater que cette branche n’est pas morte sur pied grâce au travail de l’ombre accompli par les écoféministes vernaculaires de différentes générations, dont la marque de fabrique est moins de se préoccuper de tracer des frontières intellectuelles et militantes que de proposer un décloisonnement entre savoirs et pratiques, avec des principes politiques, expérimentés sur le mode de l’action directe, destinés à inspirer un changement de société, avec une transmission orale, réservée à celles et ceux qui prennent la peine de partager un moment à leurs côtés. Les féministes de la subsistance, dont une partie des travaux sera exposée ici, ne sont ni plus ni moins des féministes qui ont côtoyé et éprouvé cet écoféminisme vernaculaire, dans leur enfance avec leur mère [Federici, 2016 ; Mies, 2011], et qui ont formalisé ces pratiques en concepts féministes opposables publiquement dans l’arène des controverses politiques. Leurs théories sont donc au sens propre et figuré « grounded » – ancrées [Glaser et Strauss, 2010]. En voici quelques idées fortes.

Le travail de subsistance n’est pas un torchon à brûler

Suivant ce mot d’ordre typique de 1969, « Changer la vie », pour les féministes de la subsistance, c’est tout d’abord sortir conjointement de l’aliénation du travail salarié et de la réduction de la sphère domestique à la consommation. Le groupe féministe Wages for Housework, créé en 1972, avec entre autres Silvia Federici, Mariarosa Dalla Costa et Selma James, s’est fait l’écho de cette double dénonciation (principalement aux États-Unis, en Italie et en Suisse). Wages for Housework s’oppose à l’idée que « l’égalité puisse se résumer au droit égal d’avoir les poumons atteints et de crever à la mine […]. Il faut donc changer les conditions de travail des femmes et des hommes pour que tout le monde soit également protégé » [Federici, 2016, p. 97]. Le travail en régime capitaliste est « une illusion » [ibid., p. 93] : « Les ouvrières [….] ont découvert que le bleu de travail ne leur donnait pas plus de pouvoir que le tablier de cuisine – et souvent encore moins de temps et d’énergie pour combattre leur double exploitation. » [ibid., p. 37].

La co-fondatrice du Front homosexuel d’action révolutionnaire (fhar) et animatrice du groupe « Écologie et féminisme », Françoise d’Eaubonne, quoiqu’hostile au salaire ménager, est sur la même ligne concernant l’émancipation des femmes par le travail salarié : sans contrôle des naissances, ni changement de régime industriel asservissant, ni abolition de la famille patriarcale, il s’agit à ses yeux d’une exploitation redoublée.

« Par quel beau miracle, l’introduction de cette lapine, de cette servante sans gages, de cette misérable jument à deux pattes dans l’usine ou l’atelier va-t-elle lui rendre sa “dignité d’être humain” et contribuer au “bien-être de la famille” ? […] Même avec le partiel secours d’une automation par ailleurs crétinisante, d’une légère élévation de niveau de vie et de scolarisation […], tout ce contexte nécessaire pour rendre simplement possible la seconde journée de travail d’une femme, reste l’imposture de “libérer” le sexe féminin par l’activité extérieure sans la libérer de l’institution familiale. » [Eaubonne, 1978, p. 64]

Wages for Housework et Françoise d’Eaubonne s’inscrivent dans la continuité des revendications formulées en 1968 : « La première valeur à détruire est celle du travail, noyau de la morale et même de la mystique du monde marchand. » [ibidem, p. 183]. Françoise d’Eaubonne ajoute à cet argumentaire une dénonciation écologique : elle alerte sur la corrélation entre l’extension du travail salarié et le défrichage des terres disponibles pour une mise en culture industrielle. La logique qui consiste à métamorphoser la femme au foyer en consommatrice et à la soumettre au diktat du salariat à plein temps, alimente la croyance en la croissance illimitée : « produire pour consommer, consommer pour produire » [ibidem, p. 80].

Ce type de positionnement féministe, en symétrisant la figure de la femme au foyer et de la salariée, prend à rebours une partie des revendications féministes de l’époque : le travail domestique dit « reproductif » n’est tout d’abord pas perçu comme a priori moins dégradant que le travail dit « productif ». Pour Mariarosa Dalla Costa, la stigmatisation de la femme au foyer participe même d’une colonisation du même type que celle que Franz Fanon a identifié dans le tiers-monde et qui consiste à diviser les colonisés entre eux pour qu’ils n’associent pas leur force [Dalla Costa et James, 1973] [5]. Inversant le regard critique sur le travail domestique comme traditionnel et conservateur, Silvia Federici en vient à présenter le « travail reproductif » comme :

« Le point zéro de la pratique révolutionnaire […]. Tout ce que nous faisons au quotidien pour produire notre existence développe notre capacité à coopérer, non pas seulement à résister à notre déshumanisation mais à apprendre à construire le monde en espace d’épanouissement, de créativité et de sollicitude. » [Federici, 2016, p. 10].

Les féministes de la subsistance réinscrivent enfin le travail domestique dans l’économie de production matérielle de biens de première nécessité.

C’est cette dimension que Maria Mies et Vandana Shiva mettront au cœur de leur argumentation dans les années 1980 et 1990, à partir de la situation géopolitique des femmes du sud : 80 % des femmes de l’Afrique subsaharienne produisent les denrées alimentaires et le secteur agricole indien compte entre 70 et 80 % de femmes. Il se trouve que cette agriculture de subsistance, en polyculture, qui sait composer avec les contraintes de son biotope, est non polluante, fondée sur l’assortiment d’une biodiversité de plantes et d’animaux, et qu’elle est à même de répondre aux besoins élémentaires de groupes humains, à condition que l’exode rural soit enrayé et que les femmes puissent disposer d’un accès à la terre – « un champ à soi » [Agarwal, 1994]. Or l’agriculture vivrière subit une attaque de premier plan depuis la Seconde Guerre mondiale, au motif qu’elle serait « sous- développée », « féodale » [Mies, 1999 ; Federici, 2014]. Avec l’expansion de l’économie monétaire via l’industrialisation, les femmes se trouvent surexploitées, parce que sous-payées quand elles accomplissent un travail rémunéré, en plus d’être soumises à l’obligation d’accomplir des tâches domestiques usuelles et le travail de subsistance vivrier – indispensable à la survie de la famille. Ces trois missions, combinées à une croissance démographique qui n’a rien de « naturel », sont intenables et maintiennent les peuples en grande pauvreté et les femmes sont en première ligne. Les enquêtes sur l’implantation d’usines révèlent une augmentation de la violence conjugale [Mies, 1982] ; de nouvelles chasses aux sorcières, en Afrique, sont subies par des paysannes qui ne veulent pas vendre leurs terres aux multinationales pour conserver les moyens de leur autosuffisance et qui se retrouvent accusées de sorcellerie [Federici, 2016].

Cette nouvelle guerre économique mondiale est d’autant plus préjudiciable aux femmes qu’elle s’attaque à des savoirs proprement féminins, comme la préservation des semences et, dans le même temps, le prestige symbolique qui en découle. Le travail de subsistance ne relève en effet pas seulement d’un ordre matériel d’assouvissement de besoins élémentaires, mais d’un ordre cosmologique.

« Pour les femmes du Tiers-monde qui luttent pour la conservation de leur base de survie […], le divorce entre spirituel et matériel est incompréhensible ; pour elles, le terme “Mère terre” n’a pas besoin d’être mis en évidence par des guillemets, parce qu’elles voient la terre comme un être vivant qui garantit leur propre survie et celle de leurs enfants. Elles respectent et célèbrent le caractère sacré de la terre et s’opposent à sa transformation en matières premières mortes pour l’industrialisme et la production de marchandises. » [Mies et Shiva, 1999, p. 33]

C’est dans ce cadre global que les féministes de la subsistance pensent le travail qui revêt dès lors une tout autre signification : à la dualité classique entre travail salarié et travail domestique, est opposée la partition entre travail industrialisé (rémunéré et domestique) et travail de subsistance en tant qu’activité collective, vitale pour la survie planétaire.

L’invention de la femme au foyer

Les féministes de la subsistance constatent que la scission entre sphère reproductive et sphère productive, s’est accompagnée d’une spécialisation des femmes dans le travail ménager et d’une requalification de ces tâches en corvée. Loin d’estimer qu’il s’agirait d’un invariant anthropologique, les féministes de la subsistance procèdent à une historicisation du phénomène. « Les femmes sont d’abord dévaluées parce que leur travail coopère avec des processus qui se trouvent dans la nature et ensuite parce que le travail qui satisfait les besoins et assure la subsistance est dévalué en général » [Shiva, 1989, p. 7] par le capitalisme, à la faveur d’évolutions économiques, familiales et politiques emboîtées, de longue durée. S’appuyant sur des historiennes féministes dont les ouvrages paraissent durant la décennie 1974-1984, les féministes de la subsistance proposent une autre histoire du travail des femmes.

Le premier travail de dénaturalisation auquel elles se livrent consiste à relier l’invention de la femme au foyer à celle de la modernité capitaliste. Pour que s’invente le travail domestique avec l’image d’Épinal de la fée du logis qui fait principalement la cuisine, le rangement et les courses (en lieu et place du travail de préservation des semences, nourrissage et traite d’animaux, collecte de fagots et d’herbes médicinales, couture, vannerie, participation aux travaux collectifs de récolte, soit des activités indispensables à la survie d’une maisonnée en régime non industrialisé), il faut une transformation d’ampleur qui tient à la fin des sociétés paysannes et un changement dans le rapport à la nature.

La philosophe et historienne des sciences écoféministes étatsunienne Carolyn Merchant montre que ce changement s’opère au XVIe et XVIIe siècle avec la révolution scientifique et philosophique rationnelle : la nature, organique, vivante, pleine de signes, associée à une terre nourricière, devient une matière inerte, muette, passive, appréhendée suivant un modèle mécaniste, qui conduit à une dualisation du corps et de l’esprit – un grand partage –, avec des effets de longue durée sur le développement occidental : puisque la nature est morte, s’ouvre la voie de l’exploitation rationnelle des ressources naturelles qui n’est pas dissociable d’une domination croisée de race, de classe et de sexe par les hommes blancs européens [Merchant, 1980]. En trois siècles, l’Europe passe ainsi de maisonnées interagissant avec un milieu de vie nourricier (forêt, rivière, champs, animaux) à des zones pavillonnaires, entourées de gazon non comestible, avec des usines lointaines, qui fabriquent plats préparés et vêtements synthétiques, suivant un haut niveau de division internationale du travail.

Entre ces deux modes d’organisation s’est intercalée la révolution industrielle. Pour les féministes de la subsistance, cette grande transformation dépend du changement de fonction assigné à la famille. Avant l’industrialisation, l’ensemble des co-résident·e·s des deux sexes et de tous âges d’une maisonnée forme une « famille » (au-delà des liens de parenté) qui participe à la subsistance commune, suivant une division coutumière du travail, selon le sexe et les âges. À ce modèle de petites familles paysannes et artisanes, rurales majoritaires en nombre [6], se substitue progressivement au XIXe siècle la norme de la famille nucléaire, régie par un chef de famille qui se consacre presque exclusivement à un travail rémunéré, tandis que sa femme accomplit au foyer un travail de consommation et d’éducation d’enfants scolarisés. Si cette évolution historique n’est guère contestée [Tilly et Scott, 1978], l’interprétation genrée du phénomène diffère en revanche, selon qu’elle est rapportée téléologiquement à son devenir futur (la norme du couple salarié biactif, perçu implicitement comme une amélioration) ou à sa version antérieure (l’archétype de la famille paysanne-artisane, présentée comme non pas nécessairement archaïque). Les féministes de la subsistance explorent principalement cette dernière option.

Ainsi la sociologue féministe Ann Oakley étudie-t-elle la satisfaction au travail des femmes au foyer des années 1970 en consacrant le premier chapitre de son ouvrage à une longue mise en place historique depuis le Moyen-âge, qui la conduit à relativiser la consistance économique du travail ménager, sous sa version moderne. Elle note qu’au XIXe siècle :

« en conséquence de l’industrialisation, le foyer signifie “famille” plutôt que “travail”. […] La famille signifie femmes. Les femmes portent les enfants, les femmes élèvent les enfants, les femmes sont à la maison en tant que femme au foyer : si la maison veut dire famille, alors la famille, ce sont les femmes. Quel est ce type de famille ? Comparée avec d’autres systèmes de parenté au travers de l’histoire et de différentes cultures, elle est petite, mobile et non productive. » [Oakley, 1974, p. 60, ma traduction]

Le mot est jeté : le travail domestique de la femme au foyer occidentale moderne n’est pas un productif, au sens physiocratique du terme [7].

L’historienne de l’économie grenobloise Katherine Blunden, en 1984, précise de son côté que les femmes au foyer au XIXe siècle sont d’autant plus démunies que leur travail ne leur confère aucune autonomie – en nature et en argent –, puisqu’elles ne peuvent pas vendre ou échanger le surplus produit, comparativement à la femme des sociétés paysannes.

 « Cette femme qui fait son pain du grain jusqu’au four, qui mène la charrue, produit en nature dans un système économique encore largement tourné vers l’autoconsommation, elle gère ce qui est en fait un outil de production agricole, grain et animaux. Mais elle gagne aussi sa vie. Elle vend sa production sur le marché le plus proche. Elle est censée fournir, par sa laiterie, éventuellement sa filature, la trésorerie nécessaire aux dépenses courantes du ménage. Elle rend compte, non seulement de ce qu’elle dépense, mais de ce qu’elle gagne. » [Blunden, 1982, p. 106]

À l’inverse, les femmes d’intérieur en sont réduites à être des ménagères consommatrices qui « ne gèrent que cela : la consommation. Elles dépensent ; elles ne produisent pas » [ibid., p. 106]. Elle conclut son ouvrage sur un portrait ravageur de la famille contemporaine : la consommation a été miniaturisée pour répondre au format de la famille nucléaire que Katherine Blunden n’hésite pas à présenter comme un lieu de reproduction sociale aliénant. « Ce noyau dévorant d’une famille rétrécie est capable […] de désolidariser » les enfants « de liens intenses et variés, du côtoiement de classes sociales différentes ». Le confinement familial est présenté par l’historienne comme une stratégie de mise au travail capitaliste : il s’agit d’installer deux « pôles dissymétriques et isolés, l’intérieur et l’extérieur, la famille et la production » [Blunden, 1982, p. 208] pour qu’il semble normal aux travailleurs/ses d’être bien traité·e·s par leurs proches et maltraité·e·s au travail.

Les journalistes et chercheuses indépendantes étatsuniennes, très connues dans les milieux féministes des années 1970, Barbara Ehrenreich et Deirdre English dans leur brûlot For Her Own Good, [Ehrenreich et English, 1982], l’historienne de l’architecture Dolores Hayden dans The Grand Domestic Revolution [Hayden, 1981] et l’historienne des techniques Ruth Schwartz Cowan dans More Work for Mother [Schwartz Cowan, 1983], retracent l’histoire américaine des équipements ménagers et sa rationalisation par les sciences ménagères et les industries, en concluant leur travail d’archives sur une note également pessimiste : au XIXe et XXe siècles, les sciences ménagères sont destinées à formater les femmes au foyer urbaines à devenir de zélées consommatrices, puis des travailleuses rémunérées pour contribuer à la hausse des dépenses du ménage et faire face à un monde où l’ensemble des services s’est marchandisé. Le confort moderne n’a pas été prévu pour faire gagner du temps aux femmes qui se trouvent isolées dans des maisons individuelles, avec des équipements individualisés, sans coopératives permettant de mettre en commun biens et outils, avec des temps de transport pour la moindre course, sans contrôle des produits consommés et des infrastructures de distribution, sans possibilité de coalition entre employées de service, femmes au foyer et femmes salariées. Observant le développement des fast-foods et la norme du travail à plein temps pour payer des emprunts, Dolores Hayden, qui a étudié des expériences de socialisme utopique au XIXe siècle, n’hésite pas à parler de « backlash » pour les femmes [Hayden, 1982, p. 295].

Tout en veillant à ne pas idéaliser les paysannes d’antan (l’ensemble des travaux cités veille à rappeler la pénibilité de leurs conditions de vie), ces recherches inversent les présupposés des Trente Glorieuses, en proposant d’autres lignes de partage : il y a, d’un côté, des familles patriarcales où l’interdépendance des sexes est vitale pour la survie de la maisonnée, avec des femmes disposant de pouvoirs propres fondés sur des savoirs propres et, de l’autre, des femmes modernes, qui travaillent en dehors de leur domicile et dont le travail domestique mécanisé et industrialisé requiert des compétences réduites, interchangeables et substituables. Appréhendés sous ce jour, les termes de « famille », « foyer », « ménage », « subsistance » n’ont pas le même sens, d’une ère historique et géographique à l’autre. Les féministes de la subsistance insistent sur la nécessaire historicisation et relocalisation des concepts employés pour éviter les confusions issues de l’usage de termes inchangés – qui laissent ainsi imaginer que le travail au foyer des femmes est une fonction universelle et intemporelle, alors même qu’elle est corrélative de l’essor du capitalisme.

« Effacer le passé par l’intermédiaire d’une mémoire sélectivement défaillante permettait de poser l’éternel féminin si fermement que nous n’y sommes plus revenus. En assimilant structures préindustrielles et structures industrialisées, ces messieurs effaçaient beaucoup de choses : parmi elles, l’efficience égale, à l’intérieur de la production préindustrielle, de ce qui était marchand et ce qui était autoconsommé. » [Blunden, 1982, p. 204]

Veronika Bennholdt-Thomsen et Maria Mies [1999] présentent cette amnésie comme une stratégie de conquête capitaliste pour faire oublier que la nature et les gens disposent de ressources propres, qui s’autoregénèrent, afin de mieux les remplacer par des produits marchands :

« L’économie moderne, fondée sur la production marchande, l’argent et des équipements high-tech, se doit d’éliminer toute réminiscence d’une autre économie. C’est parce que ce qui est artificiellement produit ne peut pas concourir avec ce qui existe par soi-même. » [Bennholdt-Thomsen et Mies, 1999, p. 188].

L’invention du dévouement domestique (réduit au « care », au ménage et à la cuisine) participe de cette opération d’éradication de savoir-faire autonomes, source d’une abondance matérielle et affective. Pour les féministes de la subsistance, cette éradication n’est pas seulement le fait d’agents économiques et politiques du capitalisme. Elle s’appuie aussi sur le concours des intellectuel·le·s qui ont participé à la disqualification de « la valeur du travail quotidien pour la vie », « au nom des soi-disant valeurs supérieures » des Lumières [Mies et Shiva, 1999, p. 26]. En qualifiant le travail de subsistance de basse besogne et en n’œuvrant pas pour une « sweat equity » – au sens de partage équitable du labeur de production des ressources vitales, les intellectuel·le·s ont participé à la dématérialisation du concept de liberté et d’égalité.

Retour critique sur la confusion entre subsistance et travail domestique

Quid des féministes dans l’occultation de la productivité de la femme paysanne-artisane ? Clarifier ici les termes du débat est d’autant plus important que la version du matérialisme portée par Christine Delphy est celle qui l’a emportée dans les études de genre françaises.

Christine Delphy, qui ne cache pas ses désaccords avec The International Wages of Housework Campaign [8], Barbara Ehrenreich et Deirdre English [9], propose tout d’abord une conception universaliste du travail domestique (qui se fonde sur l’extorsion du travail gratuit), quelles que soient les sociétés, les époques et les classes sociales. Christine Delphy refuse de hiérarchiser le contenu même des tâches réalisées pour ne retenir que la relation d’exploitation qui lie la femme au chef de famille. « Toutes les femmes fournissent du travail ménager, même si elles ont une bonne ou deux bonnes. » [Delphy, 1999, p. 262]. La sociologue en veut pour preuve le cas des agricultrices qui cumulent, à domicile, travail professionnel rémunéré et travail gratuit domestique : l’agricultrice ne retire aucune reconnaissance du cumul de ces deux tâches et se trouve tout autant soumise au régime de gratuité que le reste des épouses. Cette similitude de traitement la conduit à procéder à une mise en équivalence économique qu’elle justifie en ces termes :

« Ce ne sont pas seulement les ménages agricoles ou les ménages qui ont un jardin qui font de la production pour l’autoconsommation, mais tous les ménages puisque tous les ménages achètent des produits à transformer et y ajoutent une certaine quantité de travail pour les consommer réellement. […] Si on considère que d’avoir cultivé, d’avoir mis de l’engrais sur le poireau, d’avoir cueilli le poireau, d’avoir fait toutes ces opérations sur le poireau, ce sont des activités productives – ce qu’on considère puisqu’on le met dans l’évaluation du produit national [qui inclut l’autoconsommation des ménages] –, à ce moment-là, il faut considérer que d’être allé acheter le poireau sur le marché, d’avoir épluché le poireau, d’avoir lavé le poireau, d’avoir cuit le poireau, d’avoir mis le poireau dans un plat, d’avoir fait une vinaigrette pour le poireau, etc., tout ça, c’est également productif. » [Delphy, 1999, p. 66-67]

En optant pour une définition très large de la notion de production, la sociologue féministe permet d’asseoir le principe d’une exploitation commune à toutes les femmes et de répondre aux antiféministes qui dénient l’importance de la charge domestique, mais c’est au prix d’une confusion conceptuelle : dans un cas, le travail potager peut être source de gains en argent (en cas de vente) et en nature (par l’extraction des graines et l’autoconsommation), tandis que dans l’autre, les achats alimentaires sont doublement payés en argent et en temps de travail (de consommation et de préparation) pour les rendre consommables, sans retour sur investissement. Le travail domestique du second type relève du « travail fantôme » – caractéristique, selon Ivan Illich, du capitalisme et de ses fondements genrés, puisque « le temps, le labeur et la peine qu’il faut dépenser pour ajouter à la marchandise achetée cette valeur additionnelle sans laquelle elle est impropre à l’utilisation » [Illich, 2005, t. 1, p. 273] ont été attribués aux seules femmes avec la dislocation des maisonnées.

Tandis que les féministes de la subsistance ne perdent pas de vue cette perte sèche, tant pour les femmes du nord que du sud (dont le travail vivrier, sources de pouvoir, est remplacé par le travail domestique, le « care » familial et le salariat, conjointement dévalués et exploités par le capitalisme), Christine Delphy et toute une génération d’études de genre [10] font l’opération inverse de réhabilitation du « travail fantôme » en travail productif de premier plan : il s’agit de faire reconnaître le travail domestique industrialisé comme un travail, également créateur de valeur, au point de dénier la différence structurelle entre activités d’autoproduction et activités de consommation, manquant ici le rendez-vous d’une appréhension globale du confort occidental moderne et de la division internationale du travail qui l’alimente [Federici, 2002].

Perspectives féministes sur la politique du faire

Pour les féministes de la subsistance, la mise à l’honneur de savoir-faire qui ont pu être codés dans le passé comme proprement féminins, ou comme relevant de travaux collectifs dans les maisonnées, participe tout autant d’une réévaluation historique des bases matérielles du capitalisme que de l’élaboration d’une « perspective » future [Bennholdt-Thomsen et Mies, 1999]. Il ne s’agit pas de prôner un retour à l’époque prémoderne, mais de chercher, bien au contraire, à combiner, tresser, bricoler à partir de ce qui pourrait subsister des deux mondes. Suivant en cela la tradition féministe de recherches engagées, la radicalité des propositions des féministes de la subsistance a cependant été majoritairement ignorée en France, en raison de leur affiliation plus libertaire que communiste et socialiste (du moins dans leur version partidaire et syndicale). La plupart des textes cités ont été écrits dans les années 1970 et 1980, soit une période post-1968 anti-institutionnelle, en pleine période de retour à la terre, d’expérience de vie communautaire et de cercles féministes de conscientisation fondés sur le droit à la parole personnelle – en bref à un moment de légitimation politique de groupes de petite taille qui ne visent pas à faire programme et à s’organiser de manière pyramidale pour intégrer les administrations de l’État. La référence à cette période, parfois qualifiée d’utopique, divise profondément les féministes, entre celles qui feront un bilan critique du féminisme anti-institutionnel [Fraser, 2011] et celles qui ne cesseront de puiser dans cet héritage, aussi bien en tant qu’activistes que théoriciennes et écrivaines, usant d’une grande liberté littéraire dans l’exposition de leur vision du changement social.

S’il est impossible ici de présenter le nuancier des positionnements politiques des féministes de la subsistance, elles partagent le même tropisme pour l’échelle de la communauté ou de la commune. La libertaire Françoise d’Eaubonne, dans une prose qui oscille entre l’essai érudit, la diatribe et l’analyse politique, invite à la dissolution de la famille nucléaire en communautés autogérées sous la forme de démocratie directe, et autonomes sur le plan alimentaire et artisanal par l’autofabrication et des formations pour les non-initiés sans spécialisation élitiste, avec des énergies douces.

« Les valeurs “prétendument féminines” (pacifisme, quiétisme, sensibilité ludique, égalitarisme, jouissance plutôt que pouvoir et connaissance des limites plutôt qu’expansion) ne seraient plus taxées de “féminines” mais d’universelles. » [Eaubonne, 1978, p. 190]

Silvia Federici se risque à proposer une fresque historique depuis le Moyen-Âge jusqu’à l’Afrique contemporaine, que les spécialistes de chaque période pourront contester dans le détail, archives à l’appui, tandis que la théoricienne inscrit son travail dans le « futur passé » [Koselleck, 1990] d’une mise en commun de terres avec la réhabilitation de communaux, en s’inscrivant dans le courant politique de l’autonomie par rapport à l’État, au syndicat, au capitalisme dans la filiation de la critique du travail menée par les opéraïstes italiens. La néo-païenne altermondialiste Starhawk adopte pour sa part la forme du récit d’anticipation utopique, poétique, volontairement trivial, pour décrire un « futur vivable » dans une cité maritime, marchant à l’énergie solaire, verdoyante, peuplée de cyclistes de tous genres, de toutes cultures, toutes religions, dont les enfants vont dans des écoles qui élèvent des vaches laitières, avec des potagers dans tous les jardins domestiques et communaux, des fruitiers dans les allées publiques, une phytoépuration collective et un port où sur un bateau à quai, des fèves de cacao sont troquées contre des artichauts [Starhawk, 1990].

Maria Mies n’hésite pas à co-écrire un ouvrage avec l’écoféministe altermondialiste spirituelle Vandana Shiva dans lequel elles affirment des principes d’autosuffisance qui résonnent avec des principes anarchistes :

« Le besoin d’une sécurité de subsistance est satisfait par la confiance en sa communauté plutôt que par la confiance dans un compte bancaire ou un État-providence. Une perspective de subsistance ne peut être réalisée que dans un tel réseau de rapports humains fiables et stables » avec des communs, empêchant la « privatisation de biens communs comme l’eau, l’air, les déchets, les ressources du sol. » [Mies et Shiva, 1999, p. 352-353]

Avec l’ethnologue autrichienne Veronika Bennholdt-Thomsen, Maria Mies prend le parti de scander chaque moment théorique par de longs encarts sur des mises en œuvre concrètes d’autosubsistance dans le monde entier. Leur ouvrage se conclut par le cas du peuple matrilinéaire des îles de Belau, en Micronésie : les femmes, qui se trouvent au premier plan en matière d’engagement dans la défense de leurs terres dans la lutte antinucléaire [11], cultivent les champs de taro, tubercule indispensable à la subsistance du village. Ce sont elles qui détiennent le pouvoir de la subsistance et elles sont à ce titre très respectées. Elles ne revendiquent pas l’équivalent d’une « maison des hommes », préférant s’organiser politiquement, en ayant les mains occupées – au rebours des hommes dont elles se moquent qui ne font que « parler et parler ». Les paroles ici ne valent que parce qu’elles s’ancrent dans le « faire » de la culture du taro. Travail et politique deviennent des activités indissolubles : « On fait de la politique tout en travaillant » [Bennholdt-Thomsen et Mies, 1999, p. 212, ma traduction].

D’une manière générale, cet impératif de « ramener » la politique « à la maison » [Di Chiro, 2014] s’inspire du modèle tant indigène que vernaculaire de la maisonnée. En témoigne la position défendue par l’une des dirigeantes de la réserve Yanocona en Colombie, Maria Ovidia Palechor qui fait écho à la perspective des femmes de Belau :

« Les autres disent “mais dans les peuples indigènes, les femmes ne parlent pas”. Bon, les femmes ne parlent pas. Un jour, j’ai demandé : “Et qu’est-ce que ça va m’apporter de parler ?” Si ce dont on parle, ce n’est pas l’essentiel. […] Pour nous, participer, c’est apporter quelque chose par le tissage, par le jardin […]. Pour nous, c’est fondamental. Parce que c’est là que commence tout le processus, ce n’est pas une activité d’esclavage, mais le lieu où nous pouvons apporter ce que nous cultivons au jardin et nous réunir avec les enfants, les femmes, les anciens, et de là partager la nourriture, ce qui est très important pour nous. » [Ovidia Palechor, 2015, p. 97-98]

Tout en soutenant les luttes féministes sur l’accès des femmes dans les assemblées élues et les mondes professionnels, les féministes de la subsistance dialoguent avec d’autres traditions politiques (sociétés villageoises, sociétés premières égalitaires, communautés anarchistes) dans lesquelles la sphère du travail, du pouvoir et de la vie privée sont régies par des relations de face à face. Sans chercher à proposer des modèles universalisables, l’enjeu est bien de promouvoir des arènes de débats et de décision reterritorialisées, suivant un niveau de coordination, qui varie selon l’ancrage plus ou moins anarchiste ou écosocialiste du projet. Un haut niveau de tolérance à l’égard de la variété des combinatoires en matière de circulation du masculin et du féminin constitue un autre horizon politique partagé, à partir du moment où le pôle « féminin » (en tant que groupe de sexe assigné comme tel ou fonction genrée) n’est pas infériorisé.

* * *

L’appellation de « féminisme de subsistance » dont seules quelques figures ont été mentionnées ici, permet de réunir une approche féministe dont la majeure partie des textes fondateurs ont été écrits au tournant des années 1980, ouvrant ici tout un champ de publications ultérieures qui creusent le même sillon de dénaturalisation d’une modernité émancipatoire que l’on peut résumer en ces termes :

« Le concept [de subsistance] exprime […] la face de Janus de l’histoire moderne, qui dépend de la perspective de l’observateur/trice. Pour les hommes et les femmes qui profitent de la guerre contre la subsistance, “subsistance” signifie archaïsme, pauvreté et corvée. Pour les victimes de cette guerre, cela signifie sécurité, “bonne vie”, liberté, autonomie, autodétermination, préservation d’une base économique et écologique, et diversité culturelle et biologique. » [Bennholdt-Thomsen et Mies, 1999, p. 20, ma traduction]

Pour faire face à ces opérations de déni, les féministes de la subsistance ont choisi d’exhumer des « histoires encourageantes de subsistance » [Bennholdt-Thomsen et Mies, 1999, ma traduction] qui ne soient pas misérabilistes, mais aussi d’alerter sur la violence structurelle de genre, subie par les peuples et les groupes qui revendiquent des modes de vie autonomes du système de production industriel et marchand.

Les féministes de la subsistance, tout en faisant référence à des enquêtes anthropologiques et historiques de première main, sont des théoriciennes hétérodoxes qui ont privilégié le genre de l’essai sur celui de la somme historique ou sociologique, pour casser les cadres d’analyse en vigueur, susciter de nouvelles orientations de recherches, avec le sens d’une urgence vitale, tandis que des livres et des rapports s’écrivent, agonisent les dernières sociétés paysannes et leur écosystème. Soumise au couperet de la finitude des ressources, la recherche scientifique revêt une dimension particulière : mener des enquêtes sociologiques, ethnographiques, historiennes sur la variété des résistances mises en œuvre pour maintenir le droit à la subsistance ne saurait se substituer à l’action d’autosubsistance elle-même et à la lutte contre sa répression. En amont et en aval du féminisme de la subsistance se trouve immanquablement l’écoféminisme vernaculaire qui intime de « changer la vie » de ses propres mains.

Cette exigence explique peut-être la discrétion de ce versant du matérialisme écoféministe, y compris dans les pays qui lui ont offert des positions académiques : dans des sociétés où une très forte division du travail organise l’ensemble de la vie sociale, il n’est pas simple de faire valoir que semer, coudre, soigner, débattre, inventer, maçonner, cultiver, troquer, habiter, et articuler tous ces savoirs dans sa quotidienneté, c’est prendre position.

Geneviève Pruvost est chargée de recherche au Centre d’études des mouvements sociaux (ehess). Après avoir travaillé sur la féminisation de la police, elle travaille sur les alternatives écologiques en zone rurale.

Article publié dans la revue Travail, genre et sociétés n°42, 2019/2.

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[1] C’est le cas de Françoise d’Eaubonne, Silvia Federici et de Maria Mies.

[2] N = 121 dont soixante et une femmes.

[3] Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires, créé en 2002, sous l’autorité du Premier ministre.

[4] Il ne s’agit pas de donner à ce terme le sens qu’Ivan Illich lui confère dans Le genre vernaculaire [Illich, 2005]. Dans un ouvrage en cours d’écriture sur le féminisme de subsistance, je reviendrai longuement sur la position d’Ivan Illich et sa place dans le féminisme de la subsistance.

[5] Les féministes italiennes de Wages for Housework raisonnent à partir d’une population féminine bien moins salariée que dans d’autres pays d’Europe à la même époque.

[6] 65 % de la population anglaise et 75 % de la population française vit de l’agriculture au XVIIIe siècle [Tilly et Scott, 1989].

[7] Cette pensée de l’économie des années 1750 considère que la richesse des nations tient à la capacité de la terre et des travailleurs/travailleuses de la terre à produire de quoi vivre.

[8] Sur les controverses autour des diverses formes de salaire ménager, cf. Hélène Perivier, et Rachel Silvera (dir.), 2010, Travail, genre et sociétés, « Maudite conciliation », n° 24, p. 25-27

[9] Christine Delphy dénonce la conception « physiocratique » de Barbara Ehrenreich et Deirdre English, et des anthropologues Marshall Sahlins et Claude Meillassoux [Delphy, 2001, p. 172-173].

[10] Les enquêtes Emploi du temps de l’Insee ne feront ainsi pas la distinction entre activités d’entretien (tondre la pelouse) et vivrières (faire son potager) [Chadeau et Fouquet, 1981].

[11] La République des Paloas est le premier État à se déclarer libre de l’énergie nucléaire.